La Presse · Montréal
27 septembre 2002 · ève Dumas
Beauté sauvage
ll est question de temps, de mémoire et de secret dans La Bête dans la Jungle, pièce de James Lord...
"La vie est un spectacle où rien n'est que les signes qui le manifestent ."
HENRY JAMES
"Écrire ce n'est pas raconter des histoires. C'est le contraire de raconter des histoires. C'est le tout à la fois. C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire. C'est raconter une histoire qui en passe par son absence."
MARGUERITE DURAS, LA VIE MATÉRIELLE
"Derrière une image, une autre image, on passe à travers pour en trouver une autre encore et une autre, jusqu'à ce que finalement on se débarrasse des images, jusqu'à ce que finalement on accepte d'être là, simplement - dans un espace blanc - débarrassé des apparences."
ÉRIC VIGNER
En 1903, HENRY JAMES revisite le mythe grec de Narcisse et Echo et donne naissance à une nouvelle qu'il intitule THE BEAST IN THE JUNGLE. Tout comme le personnage de la mythologie, John Marcher est fasciné par sa propre image et observe scrupuleusement sa vie, alors que May Bartham, transie d'amour comme Echo, est transformée en pierre par l'indifférence de l'être aimé. Au début des années soixante, JAMES LORD adapte cette nouvelle au théâtre en respectant dans ses grandes lignes la structure narrative et les thèmes abordés. Il y ajoute toutefois un nouvel élément afin de renforcer l'idée de la vision narcissique. En affichant un portrait d'un illustre marquis anglais dans la salle où les deux protagonistes se rencontrent, Lord accentue l'effet du miroir dans lequel se contemple John. Ce dernier s'identifie parfaitement au quatrième marquis de Weatherend et rêve de se forger un destin de même envergure. Le tableau ajoute également une nouvelle dimension à l'oeuvre de HENRY JAMES : elle lui donne une expression picturale. MARGUERITE DURAS signe la traduction française de la pièce. Bien qu'elle travaille de concert avec Lord, elle revendique une liberté complète: "Une langue n'est jamais juxtaposable à une autre langue, je ne crois pas: on ne peut pas juxtaposer les angles des mots, leur longueur, etc., et leur sens. Tout le monde sait bien que la traduction n'est pas dans l'exactitude littérale d'un texte, mais peut-être faudrait-il aller plus loin et dire qu'elle est davantage une approche d'ordre musical, rigoureuse, personnelle et même, s'il le faut, aberrante."
AMÉLIE DUMOULIN
"Écrire ce n'est pas raconter des histoires.
C'est le contraire de raconter des histoires.
C'est le tout à la fois.
C'est raconter une histoire et l'absence de cette histoire.
C'est raconter une histoire qui en passe par son absence."
M.D.
En 2001, VIGNER commence un diptyque sur l’œuvre de MARGUERITE DURAS.
Le 17 octobre 2001, il crée LA BÊTE DANS LA JUNGLE. Cette adaptation par Marguerite Duras de la pièce de James Lord d’après la nouvelle de Henry James, lui donne l’occasion d’établir un véritable atelier de création sur neuf mois à Lorient, pour aboutir à l’une des formes théâtrales les plus avancées de sa recherche. Pour la scénographie, il a été inspiré par trois auteurs : James, Lord et Duras, par deux genres littéraires - une nouvelle et une pièce de théâtre - par deux langues - l’Anglais et le Français - un empilement formidable, le résultat d’un travail de plusieurs intervenants. Les signatures sont fortes.
JAMES LORD est considéré comme l’un des chroniqueurs d’art moderne les plus perspicaces. Il s’est fait connaître avec la publication de sa monumentale biographie d’Alberto Giacometti suivie de celles de Bacon, Picasso et Dora Maar... Giacometti avait fait son portrait. LA BÊTE DANS LA JUNGLE reste son unique proposition de théâtre. Tout en respectant la structure de la nouvelle de Henry James, il introduit dans sa version théâtrale une dimension picturale, le portrait du Quatrième Marquis par Van Dyck. Dans les années 60, il collabore avec Marguerite Duras pour une adaptation française qui reste inaboutie. Duras reprend la pièce vingt ans plus tard. Elle développe une construction en six “tableaux" avec un prologue et un épilogue. Elle accentue les notions de temps, de mémoire, de secret. Vigner propose à son tour une plongée dans son musée imaginaire, qui trouve ses racines dans le Quattrocento - l’invention de la perspective - jusqu’à l’art moderne et contemporain.
"Ce n'est pas ce qui est représenté qui compte. Le sujet de la peinture, c'est la peinture elle-même. Le sujet du théâtre, c'est le théâtre lui-même, ses excès, ses effets, son imaginaire."
ÉRIC VIGNER
Tout au long du spectacle, le spectateur voyage dans une histoire, dans plusieurs histoires, dans l’histoire de la peinture aussi. ÉRIC VIGNER essaye d’ouvrir toutes les interprétations possibles, entre réalité et illusion, sans jamais donner de réponse. Il invite les spectateurs à traverser ces images, ces espaces, à les dépasser, les transgresser, à faire son propre chemin, afin de trouver sa propre histoire, sa propre intimité.
VIGNER invente un procédé scénographique fait d’images en mouvement et d’un jeu sur la profondeur de champ. Un paysage de FRAGONARD, figurant sur un rideau de bambou, voile le plateau. L’espace s’enrichit d’une galerie de portraits de VAN DYCK, de couleurs et d’images, jusqu’à ce que ces images s’effacent, se déconstruisent. La scénographie propose au public une aventure oculaire. Une confrontation visuelle sur le déplacement de l'image, le "piège" de la perspective.
Pour LA BÊTE DANS LA JUNGLE, il choisit deux acteurs qui ont déjà partagé deux de ses aventures, susceptibles de former un couple comme il existe des couples mythiques au cinéma ou des duos dans la musique : JEAN-DAMIEN BARBIN (RHINOCÉROS) et JUTTA JOHANNA WEISS (MARION DE LORME, RHINOCÉROS). Dans cette pièce, ils deviennent John et Catherine, comme un homme et une femme. Catherine et John pourraient tout aussi bien être des personnages de roman du XIXe siècle, d’opéra, d’histoires ou de légendes comme Alice aux pays des Merveilles, de vieilles stars du Music Hall ou simplement un couple d’aujourd’hui.
"Derrière une image, une autre image, on passe à travers pour en trouver une autre encore et une autre, jusqu’à ce que finalement on se débarrasse des images, jusqu’à ce que finalement on accepte d’être là, simplement - dans un espace blanc - débarrassé des apparences."
ÉV
"Nous sommes en larmes. Car nous aussi, nous avons compris quelque chose. "Quoi ? On le sait mal”. Des "traces”, des "riens”, des "sentiments très fugitifs”. Une absence d’histoire, le souvenir d’un carré blanc, un exploit de funambule. ÉRIC VIGNER greffe, grâce à ses deux comédiens et à une scénographie lyrique - tendue comme la corde d’une lyre - un supplément de réalité. Un pur don."
SOPHIE KHAN, Cassandre, mars-avril 2002
"- Certains spectacles laissent des traces indélébiles, des marques, des images, qui remontent à la surface lors de certains événements de la vie. C’est la rémanence, le patrimoine qu’on oublie jamais. - Je crois que les acteurs ont interprété (sinon le plus beau) le plus fort, nécessaire spectacle de ces derniers temps – hors des saisons qui définissent l’histoire, ça saigne au-delà du rythme obligé des chroniques."
CHRISTOPHE DESHOULIÈRES
LA BÊTE DANS LA JUNGLE est présentée durant un mois à Lorient et voyage en France et à l’étranger, notamment à L’Espace Go à Montréal (2002) et au Kennedy Center, Eisenhower Theater à Washington (2004).
© Photographies : Alain Fonteray
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss
© CDDB-Théâtre de Lorient
Henry James est un écrivain américain, naturalisé britannique à la toute fin de sa vie. Il est né à New York le 15 avril 1843 et mort à Chelsea le 28 février 1916 (à 72 ans).
James Lord, critique d'art et mémorialiste américain, est également portraitiste et ami intime des artistes PICASSO et GIACOMETTI. Il est né en 1922 à Englewood (New Jersey) et mort à l'âge de 86 ans en 2009 à Paris.
MARGUERITE DURAS est une écrivaine, dramaturge, scénariste et réalisatrice française, née le 4 avril 1914 à Gia Dinh (autre nom de Saïgon), alors en Indochine française, morte le 3 mars 1996 à Paris.
Adaptation française de MARGUERITE DURAS en 6 tableaux d'après la pièce de JAMES LORD et la nouvelle de HENRY JAMES.