La Presse · Montréal
27 septembre 2002 · ève Dumas
Beauté sauvage
ll est question de temps, de mémoire et de secret dans La Bête dans la Jungle, pièce de James Lord reprise d'une nouvelle de Henry James et radicalement adaptée (deux fois plutôt qu'une) par Marguerite Duras.
Le Français éric Vigner extériorise ces thèmes avec une scénographie et une mise en scène d'une beauté féroce, porteuses d'impénétrables mystères.
Engoncés dans les conventions d'une époque (fin XIXe siècle) que Henry James a merveilleusement dépeinte dans son oeuvre, Catherine Bertram et John Marcher vivent un amour aussi pudique qu'impossible. Ils partagent un secret, celui du destin inéluctable de John, persuadé qu'un événement terrible s'abattra un jour sur lui et donnera un sens à sa vie. Ensemble, ils attendent la bête tapie dans l'ombre qui surveille le moment opportun pour surgir et faire ses ravages.
Lent, répétitif et incantatoire, le texte sert de toile vierge sur laquelle éric Vigner déploie son foisonnant univers, fait de couches successives qui se dévoilent une à une. Sa griffe est la quatrième à empreindre l'oeuvre. Fraîche et profonde, elle prend presque toute la place, même si l'écho des douleurs anciennes se fait sentir.
Plasticien de formation, ÉRIC VIGNER s'inspire des arts visuels pour créer ses mises en espace complexes. Les références picturales sont explicites. D'abord le paysage de Fragonard figurant sur le rideau de perles de bambou qui traverse la scène, ensuite les portraits de Van Dyck en fond de scène. Les citations et les procédés deviennent de plus en plus subtiles. L'image plate que nous offre le dispositif acquiert de la perspective au fur et à mesure que les personnages se dévoilent. Les tableaux et autres éléments de décor valsent sur scène et se juxtaposent sur plusieurs plans, si bien que l'espace devient une sorte de labyrinthe cubiste dans lequel même les personnages acquièrent le statut de figurants.
La musique ajoute une couche supplémentaire. Elle établit plusieurs rapports avec la pièce, parfois évocatrice, parfois explicative, parfois carrément plaquée. Ambiances sonores inquiétantes à la Hitchcock, musique orientale, Beatles, Brel et jazz en sourdine créent ce patchwork sonore déconcertant, traversé par l'obsédante musique du film India Song.
Il y a beaucoup de Duras dans la mise en scène d'ÉRIC VIGNER (qui a connu la romancière). Sous sa direction, Catherine et John sont de véritables figures durassiennes, avec leur mystère, leur retenue et cette voix monocorde qui envoûte et ennuie tout à la fois. L'impériale Jutta Johanna Weiss colore son personnage d'un bel accent autrichien. Son étrange diction nous fait toutefois perdre quelques répliques. Jean-Damien Barbin campe un humble narcisse - pardonnez l'oxymore - de nature plus inquiète que vaniteuse.
Tous les éléments susmentionnés concourent à créer un spectacle d'une beauté énigmatique, à l'image des secrets qui sont tapis en chacun de nous. Comme John, à qui Catherine doit constamment rappeler les fragments de sa vie, on ne se souviendra pas de tout. Mais la vie s'occupera de rallumer les images fortes et profondément inscrites quand bon lui semblera.