Le Devoir · Montréal
21 septembre 2002 · Michel Bélair
Marguerite Duras en images
ÉRIC VIGNER monte LA BÊTE DANS LA JUNGLE à l'Espace Go
DURAS a craqué pour lui tout autant qu'il a craqué pour elle. Lui, c'est ÉRIC VIGNER, la trentaine aux yeux perçants, crâne déjà dégarni. VIGNER, c'est l'homme qui a dépoussiéré l'oeuvre pour la scène de l'auteur de L'AMANTE ANGLAISE. Et qui l'a même fait entrer à la Comédie-Française...
Malgré les milliers de kilomètres de distance entre nous, l'émotion se sentait encore dans sa voix: l'émotion, il connaît, ÉRIC VIGNER, c'est son matériau de base. Plasticien de formation et metteur en scène de théâtre par goût, scénographe aussi, presque par accident, c'est à lui qu'est revenu l'indescriptible bonheur de "faire entrer" MARGUERITE DURAS à la Comédie-Française - en fait, pas vraiment puisqu'on avait déjà joué LE SQUARE et LE SHAGA au Vieux-Colombier (en 1995) et Agatha au petit Studio-Théâtre (en 1998).
Ce coup-ci, toutefois, on parle de la consécration officielle de la mise au répertoire de la Comédie-Française par son prestigieux comité de lecture, une institution dans l'institution qui remonte à 1780. La première avait lieu samedi dernier, moins de 48 heures avant notre rendez-vous téléphonique du début de la semaine alors que VIGNER signait la mise en scène de SAVANNAH BAY dans la grande salle Richelieu, le saint des saints de la Vénérable... Il sera à Montréal dans quelques jours, ÉRIC VIGNER, avec son équipe du CDDB-Théâtre de Lorient, pour présenter en rafale, cinq fois en quatre jours à l'Espace Go, LA BÊTE DANS LA JUNGLE de JAMES LORD dans l'adaptation française de... MARGUERITE DURAS.
Des couches d'écriture superposées
Il en pleut, du DURAS, sur les scènes montréalaises en ce début de saison. Cet "historique" Savannah Bay que présente ÉRIC VIGNER à la Comédie-Française, on en verra une production toute québécoise au Rideau Vert dans une dizaine de jours. Plus près encore, dès ce mardi au Théâtre La Chapelle, Le Shaga et Yes, peut-être, une production du Théâtre Complice, prennent l'affiche jusqu'en octobre. Et de l'autre côté de l'hiver, en mai plus précisément, Brigitte Haentjens viendra clore le minifestival DURAS avec L'Eden cinéma, qui prendra l'affiche au théâtre français du Centre national des arts à Ottawa.
Quant à cette BÊTE DANS LA JUNGLE, précisons que c'était d'abord une nouvelle de Henry James adaptée pour le théâtre par le fascinant James Lord - érudit, modèle de Giacometti, proche de Braque et de Picasso - puis par MARGUERITE DURAS elle-même, qui en écrivit deux versions. Toutes ces couches d'écriture superposées sont loin de déplaire à notre plasticien-scénographe-metteur en scène, on s'en doute.
On y raconte l'histoire d'un homme, John, interprété par Jean-Damien Barbin, "qui attend un surgissement", comme dit VIGNER. "Il attend quelque chose d'extrême qui va radicalement changer sa vie; qui va le sublimer ou le détruire. Quelque chose d'aussi premier, primordial, instinctif, puissant qu'une bête dans la jungle", précise-t-il encore. John se confie à Catherine - c'est Jutta Johanna Weiss qui tiendra le rôle à l'Espace Go - et l'invite même à partager son attente. Lorsqu'elle sera morte d'ennui, John se rendra compte sur sa tombe qu'il est passé à côté de l'amour, du surgissement de l'amour...
C'est le troisième DURAS que signe ÉRIC VIGNER, dont on a entendu parler pour la première fois ici à l'occasion de sa mise en scène remarquée de La Pluie d'été, qui donna naissance à une relation féconde avec DURAS.
"J'ai d'abord été fasciné par l'écriture de Marguerite, un peu comme tout le monde, explique-t-il. Et j'ai eu la chance aussi de l'être ensuite par la femme, à partir de 1993, lorsque nous avons monté La Pluie d'été. Qui est un très beau texte, une sorte de traversée de la mort, de testament." Dans une entrevue accordée au Monde, VIGNER soulignait à quel point Duras "était heureuse de La Pluie d'été. Je crois que ça lui a redonné une sorte de souffle, de voir ces jeunes acteurs la dire à rebours de l'image sectaire qui pesait sur elle".
Nouvel éclairage
Ce que VIGNER ne dit pas, c'est que ce spectacle connut un succès monstre. Sa mise en scène jetait un éclairage tellement neuf sur le théâtre de Marguerite Duras que le milieu lui fit presque tout de suite une grande place. Vigner et DURAS sont de ces êtres qui se reconnaissent avant même de se connaître. Fascinée elle aussi par la rencontre - DURAS craque pour l'atelier que VIGNER anime pour le Conservatoire autour de La Pluie d'été -, elle lui "donne" Hiroshima mon amour pour qu'il le porte au théâtre. Après un voyage en Orient, Vigner n'y a surtout pas renoncé. Mais quittons un peu DURAS pour revenir plutôt à La Bête...
"C'est d'abord un spectacle très visuel, vous verrez", dit pour commencer VIGNER lorsqu'on le fait parler de cette BÊTE DANS LA JUNGLE que l'Espace Go a eu la bonne idée de programmer. "J'y propose beaucoup d'images. Une série d'arrêts sur image qui s'étend en fait du XVIIe au XXe, de Van Dycke jusqu'à l'art contemporain, jusqu'à la déconstruction. Le tout en six tableaux. Mais c'est d'abord, je pense, un spectacle qui permettra au spectateur d'accéder à son intimité profonde." Détail intéressant, ÉRIC VIGNER raconte qu'il a pensé la scénographie du spectacle comme si c'était la première partie d'un diptyque dont la suite serait Savannah Bay. "Les deux pièces se répondent", précise-t-il.