Le Devoir · 26 septembre 2002 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE

Le Devoir · 26 septembre 2002 · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
Un sens du rituel et de l'image.
Presse internationale
Critique
Hervé Guay
26 Sep 2002
Le Devoir
Langue: Français
Tous droits réservés

Le Devoir · Montréal

26 septembre 2002 · Hervé Guay

L'amour-bête

Toute existence recèle sa part de secret. Mais le secret est peut-être encore plus lourd à porter lorsqu'il vrille deux êtres, qui plus est, sur une longue durée. C'est notamment le secret et la longueur de temps qui animent La bête dans la jungle de James Lord. Adaptation théâtrale d'une nouvelle poignante de Henry James sur laquelle Marguerite Duras a mis sa griffe, si l'on me pardonne cette mauvaise blague.

Mais ce va-et-vient entre l'illusion et la réalité a justement des allures de mauvaise blague. Rencontre d'un homme et d'une femme à ce point pris dans les conventions et le conformisme de leur milieu qu'ils échapperont en quelque sorte au "sort commun". Amour empêché, par la délicatesse de ne jamais avoir été nommé. Grand thème de la littérature s'il en est, qui sied particulièrement bien à la vieille Angleterre, engoncée dans ses traditions séculaires.

Pour ce Duras, presque aussi pur que s'il n'était que de sa main, le metteur en scène français, éric Vigner, a mis en marche une redoutable machine scénographique. Il opte du même coup pour un théâtre très ritualisé, qui va dans le sens du grandiose déployé par un Robert Wilson mais où la parole, dotée d'un certain maniérisme, continue d'occuper une place de choix.

D'ailleurs, au début, une certaine affectation dans le jeu, doublée du caractère ouvertement aristocratique de la décoration, principalement constituée d'une passerelle, d'un rideau et de multiples toiles, freinent la capacité du spectateur à pénétrer dans cet univers très dense. Peu à peu, cependant, l'envoûtement procède. A mesure que, de toutes parts, les voiles se lèvent, que la scénographie se transforme, que la relation entretenue par les acteurs s'intériose. Le spectacteur est alors happé par cette tragédie du conformisme des codes, de l'impossibilité de l'aveu, le travail de la mémoire ayant fait son oeuvre.
Par le sens du rituel et de l'image qui est le sien, Vigner renouvelle indéniablement l'approche du théâtre durassien. La scène ainsi magnifiée prolonge le verbe et son pouvoir d'incantation. Les clairs obscurs des lumières de même que l'éclectisme de l'environnement sonore y concourrent également. D'où l'écho que prennent des répliques telles que "Mais la mémoire ne va de pas de soi" ou encore "Nous n'oublions pas". D'autant plus que cette dernière phrase s'adresse à un public qui porte sur ses plaques d'immatriculation un anodin "Je me souviens".

Le parcours des interprètes de Catherine et de John nous devient aussi moins ésotérique, plus tangible, plus le spectacle avance. Du mâle fat et imbu de lui-même, véritable snobinard de bal masqué, Jean-Damien Barbin se métamorphose en angoisse vacillante tandis qu'il s'aperçoit qu'il est passé à côté de sa vie. Blonde auréolée de mystère, Jutta Johanna Weiss sort de l'ombre et gagne en puissance au fil de la représentation. À la fin, micro en main, sa voix exprime avec toutes les nuances nécessaires, la lucidité de celle qui a pour consolation d'avoir su ce qu'était cette bête, d'avoir compris aussi quelle était, en dépit de sa beauté, son pouvoir ravageur.