Lorient, mercredi 1- août 2001
Dans la cour du théâtre, les filles de Madame Bing achèvent la confection d'un grand rideau de bambous. Le chaume est découpé en perles de 2,5 cm ou 5 cm. Certains morceaux sont teints à l'encre de Chine. Ils sèchent au soleil. Un tamis a été improvisé avec du grillage.
L'atelier est au premier étage d'un des bâtiments qui longent la cour.
À gauche en entrant, on aperçoit la maquette de la scénographie. Des figurines en fil de fer représentent les comédiens. À droite, on coud. Sur les murs, un tableau noir, des dessins, des photographies de formats divers, qui représentent les étapes de la construction du plateau et les costumes. De l'autre côté de la cour, par une large ouverture, on entre directement sur la scène.
C'est un cabinet d'amateur.
Des reproductions de tableaux de Van Dyck sont disposées à cour et à jardin, contre des colonnes.
Trois colonnes sont à cour. Trois sont à jardin.
Les dimensions des toiles sont identiques à celles des œuvres originales.
On reconnaît l'autoportrait au tournesol (60,3 x 73).
Bruno présente Lord John Stuart (237,5 x 146,1), Thomas Kiligrew (237,5 x 146,1), le prince Charles-Louis (132 x 152), Georges Lord Digby (250 x 157), Georges Villiers (137,2 x 127,7), Henry Danvers (105,4 x 83,8), le marquis de Brignoles (282 x 199), Cattaneo (122 x 84) et Cornelis (37,5 x 32,5). Il y a un second autoportrait (116,5 y: 93,5).
Le tableau du quatrième marquis de Pembroke (105,4 x 83,8 cm) a été choisi pour figurer celui que l'adaptation théâtrale appelle "le quatrième marquis de Weatherend", "le partisan du premier opposant à l'arbitraire de la royauté", le complice de Cromwell. L'un des personnages de la pièce précise qu'il fut bafoué et calomnié à la Restauration par ses descendants.
On retrouve le quatrième marquis de Pembroke sur un paravent composé de trois châssis. Le marquis est en famille. L'ensemble mesure 330 x 510 cm.
Un grand mur en tulle rose, représentant un sous-bois de Fragonard, cache le fond de scène. Il est partiellement recouvert de tableaux. Un escalier, monté sur roulettes, est poussé au lointain.
Une table de bois brut et quelques chaises occupent le centre de la scène.
Une grande partie du rideau de bambous est déjà installée : elle sépare le plateau d'un étroit podium en avant-scène. L'alternance des perles de bambous noires et naturelles reproduit le dessin d'un paysage de Fragonard.
15h environ. Le travail à la table commence. Nous nous installons au milieu du plateau.
C'est bien le premier jour du mois d'août mais ce n'est pas le premier jour des répétitions : JEAN-DAMIEN Barbin et Jutta Johanna Weiss, les comédiens, ÉRIC VIGNER et Bruno Graziani, son assistant, se sont déjà réunis deux fois.
C'est aujourd'hui que je les rejoins. La pièce comporte six tableaux. Les discussions ont déjà porté sur les deux premiers. Aujourd'hui, il sera question des trois suivants.
Fragments sur le tableau III :
ÉRIC indique rapidement ses intentions : il faut se détacher, dans le travail, de l'idée que John Marcher et Catherine Bertram subiraient quelque chose. Weatherend, Weather-end, c'est "la fin du temps" et c'est aussi le lieu de tous les possibles : la peur de l'homme doit être excitante.
Il propose donc une situation que le texte n'a pas prévue : pendant le troisième tableau, elle fera son portrait ; il existera entre eux la relation qui unissait, au XIXème, le peintre à son modèle. Mais c'est une femme qui peindra l'homme. Elle portera un manteau de fourrure. Lui pourrait être ligoté dans un corset, lacé dans le dos ; elle le dénuderait, elle le préparerait. Ils se parleraient alors de la peur mais dans une certaine proximité.
Le geste du laçage se retrouvera peut-être à la fin mais c'est elle, alors, qui ressemblera à Bette Davis dans What happened to baby Jane : elle acceptera d'être comme une poupée que l'on gagne à la foire et qu'on laisse, la jupe en éventail, sur le couvre-lit d'une immense maison de commerçant.
On s'interroge ensuite sur la place du tableau III dans l'économie générale de la pièce et sur le découpage de l'oeuvre : "Le dessin qui pourrait représenter l'ensemble de la pièce serait un arc de cercle."
Et ce troisième tableau, c'est le centre : la "bête" est nommée. Les scènes précédentes fonctionnent comme un temps de préparation. Les tableaux sont construits de façon similaire à partir des mêmes motifs mais déplacés, transformés par des effets - jamesiens - de cristallisation, de dilatation, de réduction. La construction, ressassante, séquentielle évoque celle que Marguerite Duras adopte elle-même dans Savannah Bay ou La Musica Deuxième par exemple.
Entre les tableaux, des ellipses de quelques heures, de plusieurs mois, de plusieurs années. "On peut décider qu'ils ne se voient pas souvent, pas quotidiennement, mais, du coup, intensément. On avancera ainsi toujours un peu plus loin dans le tableau, plus loin dans l'intime."
"À un moment, de la neige pourrait tomber, continuellement, jusqu'à faire un tas_ on obtiendrait la blancheur d'une lumière d'atelier, qui calmerait. L'extérieur serait alors à l'intérieur".
La conversation porte ensuite sur les modifications opérées entre la version de 1961 et celle de 1981. Les changements les plus intéressants sont d'ordre rythmique : Marguerite Duras, au gré de lectures enregistrées par Delphine Seyrig et Sami Frey, a ajouté des mots, des répliques, des répétitions, étendu des phrases. Les ablations sont moins nombreuses que les greffes, ce qui est rarement le cas dans les autres travaux d'adaptation entrepris par l'écrivain.
JEAN-DAMIEN Barbin dit être frappé par la sonorité du texte : il "entend", à proprement parler, que l'écriture est conditionnée par le phrasé, les voix de Sami Frey et de Delphine Seyrig. S'il existe des enregistrements - oui, il en existe - il ne veut surtout pas les connaître. Mais s'il pouvait voir des photos de la représentation de 1981 ou du film...
Fragments sur le tableau IV :
On aborde donc la courbe descendante de l'arc... ÉRIC VIGNER : "Au tableau IV, on est passé de l'autre côté. Au début, j'avais pensé que John Marcher aurait un dessin sur la peau. Et puis non, j'ai l'impression que c'est blanc parce qu'on ne parvient pas à projeter, à ce moment-là, et qu'il le faut.
D'ailleurs, si le rideau de bambous - le tableau de Fragonard -, qui ferme illusoirement la scène, doit disparaître, c'est là entre le troisième et le quatrième tableau. A la fin du III, on est arrivé à blanchir les images. Il s'agit d'être là, débarrassé du costume, de la figure.
Au tableau IV "tous les marquis de Weatherend ont réapparu sur le mur". Les partenaires de jeu se sont multipliés. C'est le soir d'un minable dîner d'anniversaire, une fête à deux. Si le III est zénithal, blanc, le IV est de l'ordre de la théâtralité poussée, de la rampe. Le tulle du fond sera utilisé comme une toile peinte de ballet d'opéra.
Au début, on entendra l'ouverture de Don Giovanni, de Mozart. On pourra se dire : "Ça va enfin être du théâtre". Et tout cela ne sera qu'une fausse piste que je veux casser : ils feront un numéro de music-hall, en kilt, en dansant sur You and me de Victor Victoria. Ce qui m'intéresse, à ce moment-là, c'est le rapport de gémellité entre les deux personnages".
Jutta remarque que, "de l'opéra au music-hall, c'est une sorte de stand-up comedy : deux comiques qui s'adressent véritablement au public, presque un cirque... Et que veut dire "être satisfait mondainement" (rires) et "autrement que mondainement" (rires)? Ça me rappelle les Oscars".
Sur le poulet que Catherine Bertram et John Marcher mangent au début de la scène, ÉRIC est intarissable :
"Ces mots sont fascinants : "Vous voulez l'aile". C'est de l'ordre de la comédie, de l'intrusion du réel. Et il lui offre une broche : pourquoi ne s'agirait-il pas de la broche à cuire le poulet ? Mais on ne cuit pas de poulet à la rampe d'un théâtre. Ça ne marche pas".
Et puis... John Marcher est un amateur de vin.
"Plusieurs panneaux de toile blanche ferment le mur à cour : l'un d'eux pourrait tomber, comme un souffle blanc, sans bruit, juste en déplaçant l'air".
Fragments sur le tableau V :
ÉRIC: "Elle se prépare à autre chose qu'elle ne dit pas. C'est le développement de "Vous avez peur...", au deuxième tableau. Elle dit adieu à la maison, comme dans une pièce de Tchekhov.
Le V, c'est donc l'échappée, la séparation. Elle fait ses valises avec calme. Je pense à la fin de Jules et Jim.
À deux, dans le quatrième tableau, ils seront dans une hystérie du jeu, ils frôleront la vulgarité d'une émission de Thierry Ardisson, et puis, à partir du tableau V, quelque chose de profondément émouvant se produit, quelque chose qui la concerne elle-même, de l'ordre de la disparition. Comme se laver ; comme se mettre quelque chose de blanc. Elle est en train de finir mais elle le sait très bien. Ça ne connecte plus entre eux.
Jutta : c'est un metteur en scène qui corrige les lumières qui n'étaient pas les bonnes, comme s'il ne trouvait pas la bonne ambiance.
ÉRIC : À nouveau la lumière serait zénithale, électrique, non ?
Jutta : c'est le dernier acte de Marion Delorme de Victor Hugo.
ÉRIC : Oui. C'est la lumière de service. C'est derrière le rideau. Il n'y a pas d'unité de tout ça. Je ne vois que des bouts.
JEAN-DAMIEN : Faut-il montrer leur vieillissement physique, comme l'indiquent les didascalies ? Et qu'est-ce que c'est que cette histoire de honte
En vrac, quelques énigmes la loi, la croyance, la honte, Cromwell et le secret.
- la loi, associée à la voix de Catherine, guide, rectrice, qui conduit le bateau de Sorrente hors de danger (comme "l'institutrice" du Tour d'écrou) et permet à John Marcher d'accéder à la révélation.
- la croyance, motif altéré par rapport à la nouvelle dans laquelle May (c'est ainsi qu'elle se nomme à l'origine) est une présence salvatrice aux côtés de John Marcher.
- La honte que redoute John Marcher au tableau V renvoie-t-elle, comme le suggère Éric, aux regards que les descendants du quatrième marquis portèrent sur leur ancêtre, "honte de la famille" à la Restauration car partisan du régicide Cromwell?
- Cromwell
- Le secret.