VARIATIONS SUR UN THÈME
Amélie Dumoulin
"La vie est un spectacle où rien n’est que les signes qui le manifestent." HENRY JAMES
En 1903, HENRY JAMES revisite le mythe grec de Narcisse et Echo et donne naissance à une nouvelle qu'il intitule The Beast in the Jungle. Tout comme le personnage de la mythologie, John Marcher est fasciné par sa propre image et observe scrupuleusement sa vie, alors que May Bartham, transie d'amour comme Echo, est transformée en pierre par l'indifférence de l'être aimé.
Au début des années soixante, James Lord adapte cette nouvelle au théâtre en respectant dans ses grandes lignes la structure narrative et les thèmes abordés. Il y ajoute toutefois un nouvel élément afin de renforcer l'idée de la vision narcissique. En affichant un portrait d'un illustre marquis anglais dans la salle où les deux protagonistes se rencontrent, Lord accentue l'effet du miroir dans lequel se contemple John. Ce dernier s'identifie parfaitement au quatrième marquis de Weatherend et rêve de se forger un destin de même envergure. Le tableau ajoute également une nouvelle dimension à l'oeuvre de HENRY JAMES: elle lui donne une expression picturale.
"CATHERINE: Oh c'est... c'est une pensée très simple, elle a trait à l'apparence des choses... Je crois que l'apparence des choses est toujours trompeuse mais qu'à la longue cette tromperie de l'apparence devient l'équivalent de leur vérité, leur vérité même, et que sans doute il n'y a que ce faux-semblant qui au jour le jour puisse supporter d'être vécu." EXTRAIT DE LA BÊTE DANS LA JUNGLE
MARGUERITE DURAS
MARGUERITE DURAS signe la traduction française de la pièce. Bien qu'elle travaille de concert avec Lord, elle revendique une liberté complète: "Une langue n'est jamais juxtaposable à une autre langue, je ne crois pas: on ne peut pas juxtaposer les angles des mots, leur longueur, etc., et leur sens. Tout le monde sait bien que la traduction n'est pas dans l'exactitude littérale d'un texte, mais peut-être faudrait-il aller plus loin et dire qu'elle est davantage une approche d'ordre musical, rigoureuse, personnelle et même, s'il le faut, aberrante. (...) Un texte a été traduit par quelqu'un à partir d'une lecture première toujours aussi personnelle que l'écriture, qui devrait être ineffaçable dans tous les cas."
Insatisfaite de sa première traduction, MARGUERITE DURAS choisit en 1981 de retravailler le texte. Avec son ami, le metteur en scène Alfredo Rodriguez Arias, elle organise ce qu'elle appelle une "lecture à voix découverte" qu'elle enregistre et qui deviendra la version finale éditée chez Gallimard. À la première traduction, Duras propose des modifications importantes: elle change le prénom du personnage de May Bartram pour celui de Catherine, supprime le personnage de la gouvernante et concentre l'action de la pièce dans le château de Weatherend — dans la première version, des scènes se déroulaient dans l'appartement londonien de Catherine. Elle ajoute des mots, des répliques, des répétitions, et contrairement à ses précédentes adaptations, les ablations y sont moins nombreuses que les greffes. Toutes ces modifications resserrent l'action et ouvrent sur des thèmes chers à la célèbre écrivaine: la mémoire, les souvenirs, les secrets, les non-dits.
De la nouvelle de James aux adaptations de Lord et Duras, presque un siècle nous contemple. Pourtant, les écritures se rejoignent, s'interpellent, en correspondance l'une avec l'autre. On retrouve la même fascination pour les amours impossibles, pour les paroles qui en cachent d'autres et pour ces zones de "clairs-obscurs" qui constituent l'âme humaine.