Lorient, Jeudi 16- août 2001
Éric écrit sur son manuscrit, avant la répétition : "La jouissance sèche de se souvenir, peu importe de quoi on se souvient".
Depuis quelques jours, des "temps" plus ou moins longs espacent systématiquement les répliques. Les acteurs semblent avoir opté pour la lenteur. Ces temps morts sont incompatibles avec les suspensions.
Éric leur propose d'enchaîner plus rapidement l'échange afin de trouver comment chaque réplique se développe dans le moment de suspens ménagé par le locuteur précèdent. Le travail doit être mené mécaniquement, sans affect, même de façon superficielle. Les interventions, au premier tableau, se succéderont comme les voix de "deux instruments mal accordés" ou comme "des balles d'échauffement au ping-pong" : elles vont dans des directions différentes, préparent le jeu, ne sont pas encore le jeu. C'est donc avec le temps qu'il faut jouer et moins avec le sentiment de la peur ou de la nostalgie.
Le théâtre de MARGUERITE DURAS n'est pas "adressé". Il n'est pas dit aux spectateurs ni aux partenaires. Sa transmission dépend de la façon dont il est "prononcé" sans effort d'adresse, sans intention phatique. Le travail sur la prosodie devrait mettre en lumière le geste du texte pour rejoindre ceux qui écoutent.
Les acteurs essaient sur le premier tableau : le paradoxe est trop grand entre la figure statique qu'ils forment et le rythme de l'échange verbal. Ils préfèrent reprendre le travail à la table.
La rapidité gêne encore les acteurs. Éric justifie sa proposition : "ce qui se passe à l'intérieur de vous ne parvient pas à s'incarner dans les mots, dans les sons ; ça passe trop vite. Il faut créer un retard entre ce qui est dit et ce que vous ressentez".
Par ce jeu, la rencontre entre John Marcher et Catherine Bertram se définit comme une recherche d'accord (sur la façon de dire les mots, par exemple), une "compréhension" qui culmine provisoirement dans la scène au moment où les voix, à égalité, tournées vers un même objet, invisible, écrivent ensemble la vision qu'elles partagent.
Il apparaît que John Marcher "accède lui aussi à la vision", que les répliques pourraient être échangées. C'est flagrant dans le deuxième tableau.
La "chose" arrive dès le deuxième tableau. "Vous savez" : à prendre au pied de la lettre. "Qui sait ?" : la "chose" advient ? La bête a surgi "Dieu sait" : à prendre au pied de la lettre.
Pompéï, lieu de la première rencontre oubliée, c'est Weatherend, comme Hiroshima, c'est Nevers en France. La fin du temps. L'histoire individuelle croise l'Histoire collective. La catastrophe intime devient transpersonnelle.
Travailler sur les sensations plus que sur les sentiments. "Cette "pensée de femme", c'est une sensation".
Le travail à la table renvoie toujours à ce qui nous relie au sacré. Pourquoi rend-il familières, simples, accessibles, presques évidentes ces sensations si difficiles à retrouver sur le plateau ?
Première lecture du troisième tableau : Le troisième tableau ne plaît à personne : le mode de lecture auquel se prêtent les acteurs depuis quelques jours ne permet pas d’ "entendre" cette scène. La posture adoptée pour le début de la pièce est intenable. Faut-il changer de registre de jeu, travailler différemment ? À quels autres auteurs ce passage fait-il penser ? Sans souci d'exactitude et sans vérifier, on évoque SVEVO, ZWEIG, les textes libertins du CRÉBILLON fils, CHODERLOS DE LACLOS. Pratique du double langage, code puritain, bavardage mondain qui masque la cruauté des sentiments, allusion cynique, criminelle au couple que les protagonistes pourraient former et ne forment pas, parole qui effleure et qui garde ses distances _ la langue se soumet à des contorsions spectaculaires et devient moins suggestive.
Est-ce un paradoxe si c'est le moment où la "chose" qui doit arriver à John Marcher est désignée par la métaphore du titre : "la bête de la jungle" ?
Et pourquoi MARGUERITE DURAS a-t-elle cru nécessaire de supprimer les liens logiques de certains passages dans la version de 80 : Cela rend-il ces passages plus suggestifs ? L'incompréhension qu'ils suscitent si on les lit à la manière du I et du II est-elle opérante ? Quelles images peuvent naître ? N'est-il pas préférable, pour une fois, de faire entendre la complexité logique du discours, de rendre clair le mouvement rhétorique continu de l'ensemble, de souligner à quel point cette langue a horreur du vide afin de révéler la vacuité de la situation, le silence autour duquel tout s'organise et dans lequel tout résonne ?
Et ces "plis et replis du temps" ? Et la bête "tapie dans la jungle" et "l'indépendance" de Catherine Bertram_ des clichés ? À réactualiser ? Investir jusqu'à les rendre inouïs ? Des vanités ? Des mots dont il faut souligner la vacuité ?
Éric redéfinit ses choix : c'est une scène d'intérieur, d'intimité, dans un minable atelier de peinture. Assis sur une pelure de bête, comme après l'amour, ils tenteront de dire des phrases sublimes, pleines de clichés. C'est la femme qui peint l'homme. Elle porte un manteau de fourrure. Il faut trouver le type d'attente propre au tableau III, une certaine qualité d'ennui.
(Il ne parle plus du corset rose...)