LA VIE MATÉRIELLE
MARGUERITE DURAS · POL · 1987
Le théâtre
Je vais faire du théâtre cet hiver et je l'espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c'est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd’hui je pense comme ça. Mais c’est souvent que je pense comme ça. Au fond de moi c'est comme ça que je pense au théâtre. Mais comme aucun théâtre n'est lu je recommence à penser au théâtre habituel, j'oublie. Mais depuis cette expérience au théâtre du Rond-Point en janvier 85 je pense ce que je dis ici — complètement, définitivement.
Un acteur qui lit un livre tout haut comme il le ferait dans Les Yeux bleus cheveux noirs avec rien à faire d'autre, rien que garder l'immobilité, rien qu'à porter le texte hors du livre par la voix seule, sans les gesticulations pour faire croire au drame du corps souffrant à cause des paroles dites alors que le drame tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas.
Je ne connais aucune parole théâtrale qui égale en puissance celle des officiants de n'importe quelle messe. Autour du Pape on parle et on chante un langage étrange, complètement prononcé, sans accent tonique, sans accent du tout, plat et qui n'a pas d'égal, ni au théâtre ni à l'opéra. Dans les récitatifs des Passions selon saint Jean et saint Mathieu et dans un certain travail de Stravinski Noces et la Symphonie des psaumes, nous trouvons ces champs sonores créés comme chaque fois pour la première fois, prononcés jusqu’à la résonance du mot, le son qu'il a, jamais entendu dans la vie courante. Je ne crois qu'à ça.
Dans la Bérénice de Gruber qui était presque immobile, j'ai regretté l'amorce des mouvements, ça éloignait la parole. Les plaintes de Bérénice même portées par la merveilleuse actrice qu'est Ludmilla Michaël ne disposaient pas du champs sonore auquel elles avaient droit. Pourquoi on se ment encore là-dessus ? Bérénice et Titus, ce sont des récitants, le metteur en scène, c'est Racine, la salle, c'est l'humanité. Pourquoi jouer ça dans un salon, un boudoir ? Ça m'est complètement égal ce qu'on peut penser de ce que je dis là. Donnez-moi une salle pour faire lire Bérénice, on verra bien.
Dans Savannah Bay, dans la conversation que nous appelons celle des «voix rapportées» des jeunes amants, les voix étaient inaugurales de ce que je dis là: À La Haye il s'est passé quelque chose d'étrange, de jamais atteint par mes deux comédiennes chéries. Elles tenaient le théâtre tout entier sous leurs yeux, elles regardaient la salle et en même temps elles montraient ce qui se passe dans un théâtre lorsqu'on raconte l'histoire des amants.
Depuis 1900 on n'a pas joué une pièce de femme à la Comédie-Française, ni chez Vilar au T.N.P., ni à l'Odéon, ni à Villeurbanne, ni à la Schaubühne, ni au Piccolo Teatro de Strehler, pas un auteur femme ni un metteur en scène femme. Et puis Sarraute et moi nous avons commencé à être jouées chez les Barrault. Alors que George Sand était jouée dans les théâtres de Paris. Ça a duré plus de 70 ans, 80 ans, 90 ans. Aucune pièce de femme à Paris ni peut-être dans toute l'Europe. Je l'ai découvert. On ne me l'avait jamais dit. Pourtant c'était là autour de nous. Et puis un jour j'ai reçu une lettre de Jean-Louis Barrault me demandant si je voulais bien adapter pour le théâtre ma nouvelle intitulée : Des journées entières dans les arbres. J'ai accepté. L'adaptation a été refusée par la censure. Il a fallu attendre 1965 pour que la pièce soit jouée. Le succès a été grand. Mais aucun critique n'a signalé que c'était la première pièce de théâtre écrite par une femme qui était jouée en France depuis près d'un siècle.