Cyberpresse
26 septembre 2002 · Véronique Bouvier
La dure loi de la jungle
Existe-t-il plus bel écrin pour saisir la beauté et figer le temps que la peinture ? Cette question énoncée par Oscar Wilde, dans son oeuvre Le Portrait de Dorian Gray inspirée du mythe de Narcisse, nous est posée de nouveau par trois grands noms de la littérature dans la pièce La Bête dans la jungle à l'affiche de l'Espace Go jusqu'au 28 septembre.
C'est en effet The Beast in the Jungle, nouvelle écrite par Henry James, célèbre auteur américain, qu'a adaptée pour le théâtre James Lord, chroniqueur d'art, biographe et ami de Giacometti, Bacon et Picasso. Quant à l'adaptation de la pièce dans la langue de Molière, c'est Marguerite Duras qui l'entreprit. Le mot adaptation prend alors tout son sens, la romancière française modifia l'action de la pièce originale pour la recentrer sur ses thèmes de prédilection, la mémoire, le souvenir, les secrets et les faux-semblants.
L'action se passe en 1903 dans le château anglais de Weatherend, où Catherine Bertram et John Marcher se rencontrent devant des portraits des descendants de la famille de Catherine, riche héritière. Mais étrange coïncidence, ils se connaissent. "Maintenant que j'entends votre voix, je me souviens de tout" affirme John à Catherine lorsqu'il réalise enfin qu'ils se sont déjà rencontrés. Lui, monstre de narcissisme, a pourtant la mémoire fragile - voire sélective - et ne se souvient pas de la terrible confidence qu'il a faite à Catherine, dix ans auparavant à Pompéi. Elle n'a rien oublié ou presque. Ensemble, ils remontent "les traces de l'histoire" car reconnaissent-ils, "la mémoire ne va pas toujours de soi".
Qu'est-ce que le souvenir? Se souvient-on seulement de ce que l'on a choisi de retenir? Quel bonheur éprouve-t-on à se remémorer le passé puisque l'on prend du même coup conscience de la fuite irrémédiable du temps? Comme pour conjurer cette impasse, John ne se lasse pas de regarder le portrait du 4e marquis, un parent de Catherine, tel un idéal de beauté et de jeunesse. Ce portrait qui trône sur la scène durant toute la pièce, est tour à tour mis en évidence, détaché, dissimulé, ou "puni" comme l'affirme Catherine, consciente de l'immense duperie dans laquelle se noie John.
L'on découvre alors que John se sent précipité vers une fin tragique et brutale. Il se sent épié et traqué par sa destinée, qu'il appelle la bête. "Tapie dans l'ombre, elle bondira sur moi" affirme-t-il. Lorsqu'il demande égoïstement à Catherine d'attendre avec lui la venue de la bête - telle une demande en "mariage" étrange et impossible -, Catherine accepte. Par amour et faiblesse, elle va épouser cette attente, ce secret et cette tromperie.
Tromperie qui réside autant dans l'abandon de Catherine à la douce folie de John que dans l'illusion qu'ils donnent en société d'être un couple qui dure et "normal". "Les autres ne sont jamais au courant des variations d'une intimité" tranche une Catherine désespérément lucide au soir de sa vie. Triste constat après tant d'années perdues dans l'attente aveugle de la bête. Attente vaine certes et pourtant, la pièce ne sombre pas dans le désespoir le plus noir, seulement dans les regrets de n'ouvrir les yeux que trop tard et de passer à côté de sa vie à force de la prévoir. "Le destin est la marque la plus banale d'un sort commun" de conclure amèrement Catherine.
Malgré l'univers parfois pesant et difficile de Marguerite Duras, cette pièce pose réflexion sans n'être jamais hermétique et ce, grâce au travail remarquable des comédiens et à la beauté de la scénographie. L'on assiste à une performance d'acteurs des plus remarquables : Jutta Johanna Weiss, comédienne autrichienne, prête sa beauté à Catherine Bertram, et son accent germanique s'allie à merveille avec la froideur "durassienne" de la pièce. De son côté, Jean-Damien Barbin joue la lente montée de la folie et de l'angoisse chez John de façon magistrale.
Quant à la scénographie signée Éric Vigner, le public est convié à un magnifique jeu d'ombres et lumières qui peuplent ce monde étrange de mystère où se cache la bête. Telles des ombres chinoises, les acteurs disparaissent de scène ou dans la pénombre.
Le décor sobre mais imposant reconstitue parfaitement l'univers d'un château et tranche avec les costumes aux couleurs vives, presque criardes (rose bonbon, vert fluo), que portent les deux personnages. Comme pour mieux souligner leur ridicule ou le côté vain de leur attente. Enfin, les intermèdes musicaux sont très bien choisis et audacieux, entre autres, la chanson Yesterday des Beatles et une reprise magnifique de La chanson des vieux amants de Jacques Brel par la chanteuse belge Maurane.