(...) L'Instituteur : Le monde est loupé Monsieur Ernesto.
Ernesto, calme : Oui. Vous le saviez Monsieur... Oui... Il est loupé. Sourire malin de l'Instituteur.
L'Instituteur : Ce sera pour le prochain coup... Pour celui-ci...
Ernesto : Pour celui-ci, disons que c'était pas la...
LA PLUIE D’ÉTÉ · 1993
Présentation
En 1993, ÉRIC VIGNER mène un atelier au Conservatoire National Supérieur d'Art Dramatique (CNSAD) de Paris avec six élèves de dernière année à partir du livre de MARGUERITE DURAS : LA PLUIE D'ÉTÉ (Éditions P.O.L., 1990). Quelques mois plus tard la création de LA PLUIE D'ÉTÉ aura lieu dans un ancien cinéma de la banlieue brestoise avant de poursuivre une carrière nationale et internationale et faire l'objet d'un film pour ARTE.
"C'est que ce que je pense avec LA PLUIE D'ÉTÉ et c'est ce que je fais. Je me suis accordé à moi et à mes comédiens le droit d'essayer, chaque jour, de faire entendre cette parole qui exige, je le crois, une écoute absolue. Nous sommes en chantier. Les choses sont en train de se faire. Et c'est ce qui me plais. Et ce doute que j'ai atteint et qui ne me quitte plus m'oblige à ne rien fixer, m'oblige à la légèreté: c'est un livre ouvert ! J'écoute Ernesto. Je ne le connais pas. Même si je crois le connaître dans l'émotion qu'il me donne, au point où il me bouleverse: il se tient là, dans la souffrance et l'incertitude à décider de l'Existence ou de l'Inexistence de Dieu. Dans ce grand déséquilibre là. Et c'est là que je tiens aujourd'hui."
ÉRIC VIGNER
"Je vais faire du théâtre cet hiver et je l'espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c'est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd'hui, je pense comme ça. Mais c'est souvent que je pense comme ça. Au fond de moi, c'est comme ça que je pense au théâtre ."
MARGUERITE DURAS, LA VIE MATÉRIELLE, Éditions P.O.L, 1987
"Ernesto était censé ne pas savoir encore lire à ce moment-là de sa vie et pourtant il disait qu'il avait lu quelque chose du livre brûlé. Comme ça, il disait, sans y penser et même sans le savoir qu'il le faisait, et puis qu'ensuite, eh bien, qu'ensuite, il ne s'était plus rien demandé ni s'il se trompait ni s'il lisait en vérité ou non ni même ce que ça pouvait bien être, lire, comme ça ou autrement. Au début il disait qu'il avait essayé de la façon suivante : il avait donné à tel dessin de mot, tout à fait arbitrairement, un premier sens. Puis au deuxième mot qui avait suivi, il avait donné un autre sens, mais en raison du premier sens supposé au premier mot, et cela jusqu'à ce que la phrase tout entière veuille dire quelque chose de sensé. Ainsi avait-il compris que la lecture c'était une espèce de déroulement continu dans son propre corps d'une histoire par soi inventée."
MARGUERITE DURAS, LA PLUIE D’ÉTÉ
Extrait du parcours
Printemps 1993, ÉRIC VIGNER mène un atelier au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique (CNSAD) sur MARGUERITE DURAS, avec des jeunes comédiens de dernière année. Le choix de LA PLUIE D’ÉTÉ se fera sur la phrase d’Ernesto :
"Je retournerai pas à l’école parce que à l’école on m’apprend des choses que je sais pas." [1]
Cet atelier représente un nouveau tournant dans le parcours de Vigner. Marguerite Duras assiste à la présentation au théâtre du CNSAD :
"Elle est là, pour la première fois, devant la représentation de son récit La pluie d’été, mis en scène par un autre : ÉRIC VIGNER. Elle est immobile. Concentrée terriblement, les yeux rivés sur la scène sans rien voir d’autre que ce qui s’annonce. Elle écoute ces mots, ces phrases, ces gens, qu’elle reconnaît pour les avoir écrits, créés, inventés. Et parfois non. Parfois elle découvre, étonnée. Elle sourit aux temps marqués par le silence, aux temps indiqués par l’écriture, qui le sont aussi, là, dans l’espace de la lecture : …-douceur-, - il se souvient-, - silence - il réfléchit. Les parents le regardent réfléchir. (silence) - Temps… Elle orchestre son émotion sur la partition qu’il lui est donné d’entendre. Son index approuve. Ferme. Puis reste soudainement suspendu, pris dans l’attente du déroulement de ce qui se joue. Une capacité d’attention et d’émerveillement totalement pleine, digne de celle d’un enfant. La joie aussi, digne d’un enfant. Écrire est peut-être une tentative déraisonnable d’introduire l’infini dans le mortel de la vie. Dire cet écrit dans l’espace est l’acte encore plus déraisonnable de le faire éprouver dans l’instant. D’une écriture à l’autre, on assiste à un relais de la mémoire qui prend corps et s’épanouit dans l’espace poétique de la mise en scène : deux caractères deux différences se rejoignent pour confondre leur Dieu, leur Diable dans une même parole. Le relais, ce peut être ce livre brûlé qui court tout au long du récit. Qui raconte l’histoire d’un roi juif. Livre que lit Ernesto quand il ne sait pas encore lire. Le Savoir d’avant le savoir. La connaissance. Oubliée. Léguée. Quelque chose d’important est dit sur la conscience du savoir et de l’ignorance. Sur la conscience de l’holocauste. De tous ces rois d’Israël, gazés et brûlés. D’un monde qui s’est tué. D’une humanité qui s’est sacrifiée, c’est-à-dire, rendue sacrée. Tout cela est donné à voir et à entendre dans la légèreté. Légèreté comme souplesse, comme délestage de la plainte. Ce n’est plus le moment de se plaindre et de s’indigner dans les couloirs. Ce temps est révolu. Se plaindre est devenu inutile et indigne. La question qui se pose, et qui est posée, est dans la façon de se comporter à l’avenir et par rapport à l’avenir.
- La mère : C’est l’avenir, la chimie, non ?
- Ernesto : Non.
- La mère : Non. (temps). Qu’est-ce que c’est l’avenir ?
- Ernesto : C’est demain.
Pas de jugement ni de leçon de dramaturgie. C’est l’état sauvage d’avant le discours, d’avant les certitudes énoncées. On n’explique rien. Ça ne s’explique pas. Elle dit qu’il faut blanchir le texte pour atteindre l’essentiel. Il dit qu’il se laisse porter par la vacuité ; qu’il faut commencer par vider, déthéâtraliser ; qu’en faisant appel à l’inexplicable, on peut toucher du doigt la grâce et entrer dans l’espace poétique. Qu’il faut ne pas savoir. Fin de la représentation dans l’embrasement du plateau. Dans le mystère du livre brûlé. Consumé. Elle se lève. Émue. Elle dit : "Peut-être que je me suis trompée. Peut-être que le théâtre est plus fort que l’écriture."
BÉNÉDICTE VIGNER, MAI 1994
" Moi, fils de David, roi de Jérusalem, j’ai perdu l’espoir, j’ai regretté tout ce que j’avais espéré. Le mal. Le doute. L’incertitude de même que la certitude qui l’avait précédée.
Les pestes. J’ai regretté les pestes.
La recherche stérile de Dieu.
La faim. La misère et la faim.
Les guerres. J’ai regretté les guerres.
Le cérémonial de la vie.
J’ai regretté les mensonges et le mal, le doute.
Les poèmes et les chants.
Le silence j’ai regretté.
Et aussi la luxure. Et le crime.
L’amour, il regretta. (…)
Et puis une fois, il ne regretta pas.
Plus rien il regretta. " [1]
La tournée de LA PLUIE D’ÉTÉ avec hÉlÈne babu, marilù bisciglia, anne coesens, thierry collet, philippe métro et jean-baptiste sastre débute le 25 octobre 1993 en présence de MARGUERITE DURAS en Bretagne. Le Quartz présente la pièce au STELLA, un ancien cinéma des années cinquante à Lambézellec, dans la banlieue de Brest. Suivra une tournée en France et en Russie, pendant deux ans. Une grande amitié naît entre l’auteur et le jeune metteur en scène.
Le coup de cœur d’ÉRIC VIGNER se porte sur le personnage d’Ernesto de Marguerite Duras, ce fils d’immigrés installés à Vitry. Déjà présent dans Les Enfants, film que Duras réalisa en 1984, il l’est aussi dans La pluie d’été, récit publié en 1990. Fragile et céleste, Ernesto - âgé entre 12 et 20 ans - s’est doté de deux objets sacrés : un livre brûlé et un arbre mythique. Il refuse d’aller à l’école “parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas”. Dans un livre brûlé, Ernesto découvre qu’il sait lire :
"Avec ce livre... justement... c'est comme si la connaissance changeait de visage, Monsieur... Dès lors qu'on est entré dans cette sorte de lumière du livre... on vit dans l'éblouissement... Excusez-moi... c'est difficile à dire... Ici les mots ne changent pas de forme mais de sens... de fonction... Vous voyez, ils n'ont plus de sens à eux, ils renvoient à d'autres mots qu'on ne connaît pas, qu'on n'a jamais lus ni entendus... dont on n'a jamais vu la forme mais dont on ressent... dont on soupçonne... la place vide en soi... ou dans l'univers... je ne sais pas... " [1]
"Je vais faire du théâtre cet hiver et je l’espère sortir de chez moi, faire du théâtre lu, pas joué. Le jeu enlève au texte, il ne lui apporte rien, c’est le contraire, il enlève de la présence au texte, de la profondeur, des muscles, du sang. Aujourd’hui, je pense comme ça. Mais c’est souvent que je pense comme ça. Au fond de moi, c’est comme ça que je pense au théâtre." [2]
" J’ai découvert La pluie d’été au Théâtre du Conservatoire. Ce soir-là, des jeunes élèves jouaient et lisaient le livre de Marguerite Duras. Un fils d’immigrés ne voulait plus aller à l’école. Il nous le disait sous les étoiles, comme il avait raison ! Le livre s’ouvrait. On voyait le père et la mère de ce gosse, ses copains de banlieue, son instituteur, une journaliste… et… l’histoire sérieuse et drôle devenait une grande histoire. J’ai ensuite rencontré le metteur en scène de ce spectacle. C’était la première fois. Je veux vous en parler. ÉRIC VIGNER aime les textes. Il a un sens absolu (physique) de l’Espace. Voilà bien ce que je recherche au théâtre. Et cela ne me quitte jamais. (…) Comment travaille-t-il Éric Vigner ? Je ne sais pas. Mais je sais que le jeune homme peut tout demander à ses comédiens. Car il a la vigilance du fauve et le regard du poète. "
Jean Audureau (04/07/93)
Dans La Pluie d’ÉTÉ, ce livre que les comédiens vont à la fois lire et jouer, selon les moments, Marguerite Duras fait de Vitry - "l’endroit le moins littéraire que l’on puisse trouver"- une banlieue rêveuse et rêvée. L’endroit où, autour d’une famille hors les lois sociales, l’écrivain peut jouer avec les mots comme on saute sur les pierres d’un gué, parlant de l’existence et du temps, de l’école et de Dieu, de voyages et d’orages. Éric Vigner suit au plus près le fil du livre et restitue ainsi ce que Marguerite Duras génère : le sentiment.
"Cette blessure qui blesse les âmes et laisse les corps indemnes est celle-là même qui va embraser littéralement le plateau à la fin de la représentation, dressant les rideaux de flammes pour illuminer les saluts de la troupe juste avant que l’extincteur d’un pompier ne renvoie tout le monde, comédiens et public, à la nuit de Brest qui se confond ce soir avec celle de l’océan."
HERVÉ GAUVILLE, Libération, le 9 novembre 1993
[1] MARGUERITE DURAS, LA PLUIE D’ÉTÉ, P.O.L 1990
[2] Marguerite Duras, LA VIE MATÉRIELLE, P.O.L 1987
© Photographies : Alain Fonteray
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss
Générique & production
Œuvre originale
Marguerite Duras (1914-1996) est une écrivaine, dramaturge, scénariste et réalisatrice française.