10 ANS
Lorient, le 4 juillet 2005 · BÉNÉDICTE VIGNER
J'ai 17 ans quand je lis LES PETITS CHEVAUX DE TARQUINIA, je découvre le Campari et MARGUERITE DURAS pour toujours. Je saoule probablement la terre entière avec cette passion que j'ai pour elle, ses histoires, ses noms, ses silences et ses cris, ses fleuves et ses villes jusqu'à ce que 10 ans plus tard, mon frère, ÉRIC VIGNER, porte avec le coeur l'admirable partition de LA PLUIE D'ÉTÉ au théâtre. À Paris, un soir de printemps et au hasard d'un Campari, je la rencontre définitivement. Elle vient voir LA PLUIE D'ÉTÉ, une fois, deux fois, trois fois... et pour avoir aimé le spectacle elle offre en cadeau à Éric, HIROSHIMA MON AMOUR.
Au printemps, nous sommes en 1994, nous poursuivons la tournée de LA PLUIE D'ÉTÉ en Russie qui nous amène à Nijni-Novgorod. C'est le premier spectacle étranger à y être présenté depuis trois quarts de siècle. En 1868 naît à Nijni-Novgorod un petit garçon du nom d'Alexis Pechkov. Orphelin de bonne heure, il doit quitter l'école dès l'âge de 8 ans pour travailler. Plus tard, il devient écrivain et choisit comme pseudonyme GORKI qui veut dire Amer, en hommage à sa jeunesse. À sa mort, en 1936, la ville est rebaptisée Gorki. La ville devient un haut lieu de l'industrie militaire soviétique, tout ce temps, elle est interdite aux étrangers, on y teste dans les profondeurs de la Volga des sous-marins nucléaires, on y surveille étroitement ANDREÏ SAKHAROV, physicien soviétique de grande renommée, auteur de travaux importants sur la fusion nucléaire et grand défenseur de la démocratie et des droits de l'homme. Et puis SAKHAROV s'éteint, l'union soviétique aussi, la ville retrouve son nom d'origine Nijni-Novgorod (nouvelle ville) et s'ouvre au monde. Nous sommes en 1990. MARGUERITE DURAS écrit LA PLUIE D'ÉTÉ. On joue donc DURAS au Théâtre Gorki et l'histoire de ce garçon, Ernesto qui ne veut plus aller à l'école parce qu'à l'école on lui apprend des choses qu'il ne sait pas et le Ministère de la Culture nous appelle pour nous proposer la direction du Théâtre de Lorient.
Marguerite écrit: "L'Inde, chacun la reconstruit. J'ai pris des mots, Chandernagor, Mandalay, pour leur musique", "Les noms des villes, des fleuves, des Etats, des mers de l'Inde ont, avant tout, ici, un sens musical". Tous les noms géographiques, exotiques par nature et musicaux sont appelés à constituer une carte du monde imaginaire. Alors à l'appel de l'Orient, nous répondons oui. Nous quittons la Russie en plein dégel, sur la Volga pétrifiée par 120 jours de gel, la séparation des glaces et des eaux charrie des centaines de cadavres de troncs d'arbres. Le fleuve se réveille sauvagement et nous partons pour la ville nommée Lorient. "Et voici que j'arrive aux domaines, aux vastes palais de la mémoire".
Devant nous se dresse la plus grande base de sous-marins du mur de l'Atlantique. Alors, voilà. L'endroit était déjà là. La mesure des lieux contient l'histoire d'un premier amour pour un soldat allemand tué le jour de la libération, le thème éternel de l'amour entre ennemis, la destruction de la ville dans HIROSHIMA MON AMOUR et l'Orient dans sa mémoire originelle. Le lieu s'impose comme lieu possible de représentation.
C'était il y a 10 ans. Pendant ces 10 ans, le théâtre a vu naître et a accompagné de nombreux artistes, sur l'emplacement d'une bombe, on a construit un autre et grand théâtre et pendant ces 10 ans le temps a fait son oeuvre, il aura fallu ce temps-là sans doute pour effacer les images d'ALAIN RESNAIS et s'éloigner de la voix d'EMMANUELLE RIVA, pour revenir au texte et à MARGUERITE DURAS, 10 ans aussi, après sa mort.
De LA PLUIE D'ÉTÉ, où il est question d'un enfant, né à Vitry, d'une mère russe et d'un père italien, qui accède à la connaissance sans jamais être allé à l'école, qui connaît l'amour qu'il porte à sa soeur Jeanne, une incendiaire, qui sait que "le monde est loupé, que ce sera pour le prochain coup, pour celui-ci disons que c'était pas la peine", qui sait qu'un jour, il va partir. Il part. "Au dire de certaines gens, Ernesto ne serait pas mort. Il serait devenu un jeune et brillant professeur de mathématiques et puis un savant. Il aurait d'abord été nommé en Amérique et puis ensuite un peu partout dans le monde, au hasard de l'implantation des grandes centrales scientifiques de la terre". Ernesto... "Little Boy"?
À HIROSHIMA MON AMOUR où il est question d'une courte aventure entre un homme et une femme, ELLE et LUI, qui n'ont pas de noms, autres que ceux des villes par lesquelles ils se nomment parce qu'ils portent en eux l'empreinte ineffaçable des lieux où s'est enfermée leur souffrance. Il est question d'amour, chaque fois, de la nécessité de la mémoire et de l'horreur de l'oubli, du regard...
"L'oubli commencera par tes yeux".
ELLE : Je t'oublierai?... Je t'oublie déjà! Regarde, comme je t'oublie!... Regarde-moi!...
À Hiroshima, le 6 Août 1945, dans le parc Asano. Les orbites vides, les yeux fondus se répandent en eau sur les joues des soldats japonais qui, surpris par la fulgurance de la lumière, ont contemplé les 6000° des 1000 soleils s'élevant sur l'empire du soleil levant.
Tu n'as rien vu à Hiroshima. Rien.
J'ai tout vu. Tout. "