LES ENFANTS est un film totalement neuf dans l'oeuvre de MARGUERITE DURAS, un virage à 90', magnifiquement négocié,- qui signe le retour à un cinéma pleinement parlé et dialogué. On ne dira jamais assez combien un sujet peut transformer le style d'un auteur, sa façon de faire du cinéma. LES ENFANTS est un film peu durassien dans sa facture (images désertiques habitées d'une voix off), hormis le plan final (un panoramique dans un parc sur quelques fauteuils vides) qui fait l'effet d'une signature discrète, apposée naturellement en bas de page d'une lettre-film adressée au spectateur.
LES ENFANTS est adapté d'une brève nouvelle écrite par MARGUERITE DURAS, il y a vingt ans, qui a été entièrement réécrite pour la circonstance et a déjà inspiré, dans sa forme originale, à Jean-Marie Straub et à Danièle Huillet leur très beau En rachâchant. Leur film était court, net et tranché, à l'image du comportement de l'enfant Ernesto, buté, têtu; ne sachant prononcer qu'un "non" irrévocable et qui finissait par dicter à la mise en scène son style sec, tendu et glacé. L'enfant Ernesto des ENFANTS (le pluriel du film est hors-champ dans le filin) ne se borne pas à un refus. Il ne dit jamais "oui" ou "non" (à sa famille, à l'école), il parle entre les deux, tergiverse, et sa parole hante ceux qui l'écoutent d'un malaise encore plus profond. Le rythme du film et la nature des images sont entièrement soumis à la façon d'être d'Ernesto dans un plan, comme s'il en était l'ordinateur secret. Le coup de génie des ENFANTS, c'est d'avoir fait jouer le personnage d'Ernesto (un enfant de sept ans) pas un acteur qui en a quarante. Tous les effets comiques (l'acteur, avec son air dubitatif, est le sosie de Stan Laurel alors que, filmé de profil, sa silhouette ressemble étrangement à celle de Jean-Marie Straub), viennent de là.
Mais ce qui est le plus fort, c'est que ce décalage entre l'acteur et le personnage devient en retour le moteur de la mise en scène et qu'il n'épargne aucun des personnages de la fiction. Lorsque Ernesto est confronté aux autres, à ses parents, au directeur de l'école ainsi qu'au journaliste qui se penche sur son cas, on ne sait jamais ce que ces personnages voient, s'ils parlent au personnage (l'enfant de sept ans) et font abstraction de l'acteur, allant jusqu'à ignorer qui joue le rôle (comme si le spectateur était le seul à voir en permanence l'acteur dans son personnage). Il y a des moments où c'est le contraire : on a l'impression qu'ils ne voient que l'acteur, s'adressant à lui parce qu'ils n'arrivent plus à croire en son personnage. Le drame de ces personnges, c'est qu'ils n'arrivent pas à réunir les deux en même temps, en une seule image, tandis que le spectateur les a sous les yeux en permanence, assistant au spectacle de ce perpétuel va-et-vient. De manière générale, les parents d'Ernesto (l'amour est aveugle) ont tendance à voir le personnage. Ce sont eux qui parlent le plus de ses sept ans alors que l'institution, incrédule, voit plus court, au ras du corps de l'acteur et de ses quarante ans. Entre ces deux regards, d'amour et de conviction, le spectateur ne sait plus comment voir les choses et les gens qu'on lui montre. Alors, en attendant, face à ce chaos pathétique, il rit.
Le comique des ENFANTS, profond, "infiniment désespéré" selon les mots de MARGUERITE DURAS, est de nature métaphysique. On rit toujours de ce dont on n'aura jamais le dernier mot, chaque gag ouvrant un désordre immense qu'il ne saurait refermer. Un exemple. Dans une salle de classe, Ernesto est là, face à ses parents et au journaliste. Les parents voient le personnage, en parlent comme s'il avait sept ans alors que le journaliste, comme Saint-Thomas, ne croit que ce qu'il voit : "Ça, un enfant de sept ans, vous vous foutez du monde ?". Le spectateur, entre le journaliste et les parents; l'acteur et le personnage, se retrouve dans l'impossibilité de trancher, impossibilité constitutive du personnage d'Ernesto dont on ne saura jamais dire jusqu'au bout, selon le lieu d'où on le regarde, s'il est un enfant prodige, un génie absolu, ou bien un crétin total. Génie si on croit au personnage, crétin si on bute sur l'acteur. Ernesto est à la fois les deux. Il est descendant direct, légitime, du fils préféré et raté des Journées entières dans les arbres, un adulte qui a quarante ans et qui, au grand désespoir de ses parents, refuserait d'aller à l'école maternelle alors qu'il serait plus que temps, pour lui, de rattraper son énorme retard de scolarité. Un génie parce qu'Ernesto, âgé de sept ans, en l'espace de six mois, passe du niveau maternelle à ses études secondaires (sciences, mathématiques, physique-chimie) avant de franchir allègrement le cap des études supérieures. Ernesto est un enfant total, un enfant Dieu qui, nonchalamment, promène sur le monde, la création, un regard désabusé.
Le leitmotiv du film, ce n'est plus que "le monde aille à sa perte" mais que, phrase lancinante répétée par Ernesto :,"Ce n'était pas la peine". La connaissance aussi. Au début Ernesto ne veut pas aller la voir de près. Il refuse d'aller à l'école car, lance-t-il à ses parents, complètement désarçonnés : "Je ne veux pas y apprendre ce que je ne sais pas". Puis il y va — on ne voit pas ce voyage — et à l'arrivée nous dit que, ça aussi, ce n'était pas la peine.
LES ENFANTS, au moment même où sort Je vous salue Marie de Godard (étrange synchronisme de ces deux films), semble lui aussi s'inspirer d'un court épisode du Nouveau Testament : l'Enfant Jésus formant son "team" d'apôtres comme d'autres forment une équipe de basket, Jésus quittant la Renault familiale, appelé par les affaires de son Père. LES ENFANTS prend le relais : des parents inquiets, paniqués à l'idée de perdre leur enfant qui, incalable, intrigue et écoeure ses maîtres.
Au bout de 60 minutes, on voit Ernesto, la tête appuyée contre un arbre, triste et inconsolable, et la voix de MARGUERITE DURAS surgit, fixant en quelques mots la destinée de son personnage. Elle nous dit que Ernesto, après avoir réussi brillamment ses études supérieures, est devenu un savant et qu'il va désormais gagner sa vie en donnant des conférences aux Etats-Unis. Son savoir le condamne à l'exil, à une errance sans fin, loin de sa patrie de banlieue et le film repart alors sur la soeur d'Ernesto et le spectateur croit à ce moment que va se répéter avec elle le même scénario face à ses parents et à l'institution scolaire. Soudain, dans le fil d'un plan long et large, Ernesto revient dans le champ. Il faut du temps pour voir qu'il est arrivé là, dans cette image, sans même savoir d'où il vient, tel un fantôme sorti des limbes du hors-champ.
On pense alors — mais cette impression était ressentie fortement dès les premières images — à ce personnage de Johannès dans OrdeT à ce fils qui se prend pour Jésus et qui désespère toute sa famille qui le tient pour fou, à l'exception de sa petite soeur. De Johannès, qui ne reste jamais en place (errant dans la lande, revenant dans le champ quand personne ne l'y attend, en plein tableau familial), on ne saura jamais s'il est un voyant halluciné, un imposteur ou bien l'incarnation véritable du Christ. Ernesto comme Johannès (même façon de se déplacer, même diction) est ce corps encombrant qui avale et perturbe tout le champ (la famille et l'école) dès qu'il le hante de sa démarche fluide.
Ordet est un peu le modèle caché (LES ENFANTS, tant par son rythme fluide (on n'arrête pas un fleuve), la présence obsédante des paroles échangées (une caméra vissée sur des bouches qui parlent), la secrète combinatoire des mouvements entre les personnages et les mots à l'intérieur du cadre.
Dans LES ENFANTS, c'est la verité du personnage qui dicte à la mise en diction est splendide : il parle la langue connue on ne l'a jamais entendue au cinéma. Quant au couple de parents, il est sublimement interprété par Daniel Gan (for-mi-dable) et Tatiana Moukhine (aussi), pathétiques dans leur brutale incompréhension des comportements de leur enfant. Ce sont des immigrés scène son rôle, l'amplitude de ses gestes, la sérénité angoissante de ses cadres. Je n'ai pas parlé des acteurs et c'est injuste tant ils sont partie Prenante dans la réussite du film. La façon qu'a Axel Bougousslavski (Ernesto) de se tenir dans un plan est unique, mixte de fluidité irrationnelle et de patauderie incurable.
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André Dussollier, fort de ses valses-hésitation rohmériennes, campe superbement un instituteur coincé, ne sachant plus sur quel pied danser, tandis que Pierre Arditi entraine dans son sillage tout le cinéma de Resnais : l'amour du savoir (le petit prof amateur de colloques dans La Vie est un roman), la science et l'étude du comportement humain hérité de Laborit (il joue le journaliste qui se penche sur le cas Ernesto avant d'être renvoyé à ses chères études), sans oublier la métaphysique, l'archéologue de L'Amour à mort face au pasteur (André Dussollier). LES ENFANTS est un très grand petit film qui traite d'un sujet immense, à la fois intemporel et d'actualité, quelque part entre l'existence de Dieu et les directives de Chevènement en matière de scolarité (apprendre à lire et à écrire). C'est non seulement un des plus grands films de MARGUERITE DURAS, c'est aussi, dans le paysage du cinéma français, ce qu'on a vu de plus fort depuis lon gtemps.