Ce soir, devant vous...
Claude-Henri Buffard
In Feuille de salle du TNP
Ce soir, devant vous ... des flots d'innocence subversive à faire céder tous les systèmes. À travers un texte qui, l'air de ne pas y toucher, brise et réassemble toutes les formes de narration possibles : roman, théâtre, récit, scénario, reportage... À travers une adaptation au théâtre qui, sans provocation, conteste le théâtre même et ses fonctionnements. À travers, enfin, un personnage, Ernesto, qui, gentil, calme et déterminé, ébranle les certitudes doctorales du Maître, de l'École, de l'Éducation.
Voici un texte hybride, c'est-à-dire un texte pur. Dont le métissage des sources, le croisement des formes, produit un genre neuf, encore innommé. Un texte qui n'entre pas plus facilement dans les classifications littéraires connues qu'un enfant d'immigrés dans une école de la République. Un texte qui bouleverse l'ordre des choses par sa nature même. Un texte profondément contestataire parce que porté par la foi de l'innocence.
Cette histoire fut d'abord un film intitulé LES ENFANTS que MARGUERITE DURAS tourna il y a une dizaine d'années à Vitry, "banlieue terrifiante, introuvable, indéfinie". Quelque temps plus tard, la réalisatrice eut envie d'écrire sur tous ces gens qu'elle avait le sentiment d'avoir abandonnés après le tournage. Ce fut donc un livre. Quelques années encore, et cette histoire saisie par ÉRIC VIGNER traverse aujourd'hui un nouveau miroir, celui du théâtre. Mais pas selon les canons habituels de l'adaptation et de la mise en scène. Il s'agirait plutôt là d'une mise en théâtre, et même d'une mise au théâtre, comme on dit une mise à l'eau.
Quelle différence ? C'est que ce texte inclassable a les caractéristiques de l'élément liquide. Il s'infiltre partout, s'insinue sur et sous la scène, ruisselle dans la salle, impossible à contenir, s'échappant par le vide du quatrième mur, ouvrant la brèche; irriguant la tête des spectateurs.
Devant autant d'échappées, ÉRIC VIGNER a dû faire comme s'il avait tout oublié. Tout, le théâtre, le texte, le jeu, les acteurs, les mouvements, les méthodes d'apprentissage. Il a voulu soudain ne plus rien savoir, et tout recommencer à zéro. Ne rien supposer, ne rien anticiper. Ne rien faire de machinal, perdre les automatismes savants. Pas de "Ah oui, DURAS !". Non. S'obliger à lire le texte tel qu'il est, sans parti pris, sans culture, et dépouillé de ce fameux ton dont on l'affuble souvent, ce "ton DURAS" ou prétendu tel, tellement imité, tellement caricaturé. Oublier DURAS, prendre le livre entre ses mains et lire les mots sur la couverture : "DURAS – LA PLUIE D’ÉTÉ".
ÉRIC VIGNER nous oblige à entendre ce qui est réellement dit, parfois drôlement, voire comiquement, avec une tendresse également partagée pour la détermination tranquille de l'enfant et le désarroi des parents démunis. Et soudain la pensée de MARGUERITE DURAS apparaît comme elle est : terriblement subversive. L'innocence débarrassée de la mièvrerie fait trembler le pouvoir, le savoir, et donne le vertige. Alors plus rien ne servirait à rien ? Plus d'école, plus de maître, plus d'enseignement ? La pelote se dévide. Plus de parents, plus d'obéissance, plus d'éducation ? Plus de théâtre, plus de scène, plus de cadre ? Stop !
Que pourrait nous apprendre un fils d'immigrés de la grande banlieue parisienne, qui "sèche" l'école laïque et obligatoire ? Il pourrait, par exemple, nous rappeler qu'il n'y aurait rien d'étonnant à ce que l'épicentre d'un grand séisme pédagogique se situe au coeur d'une ville périphérique où se génère et se métise la France nouvelle ? Comme l'écrit François Regnault : "Les immigrés regardent où ils sont, ici, ce monde qui leur trace une science de Prisunic".
Alors ÉRIC VIGNER regarde le théâtre comme l'Ernesto de MARGUERITE DURAS regarde l'école. En posant des questions simples. Peut-on faire du théâtre comme si on savait à l'avance comment ça fonctionne ? N'y a-t-il qu'une seule façon de mettre en mots et en espace ? Tout doit-il être pensé et dit ex cathedra? Aussi le jeune metteur en scène interroge-t-il le dispositif même du théâtre, en cherchant comment ses ors et ses velours pourraient encore dégorger des couleurs neuves. Sans répit, il déplace, décale, détourne, visite l'entre-champs, l'entre-mots, l'entre-murs, l'entre-conventions. Que de failles ! "C'est une bonne idée, ça, comme aurait pu dire Ernesto, d'interroger le théâtre !" Surtout quand à son tour le théâtre pose la question de l'Ecole, de la Banlieue, des Immigrés, des Chômeurs, et des enfants d'immigrés chômeurs dans les écoles de banlieue. Et qu'il le fait comme il doit le faire, sans expertise, jugement ou assistance. Qu'il le fait, amoureusement.