Libération · 9 novembre 1993 · LA PLUIE D'ÉTÉ

Libération · 9 novembre 1993 · LA PLUIE D'ÉTÉ
Une pièce de théâtre consumée par l'impossible immanence de la lecture.
Presse nationale
Critique
Hervé Gauville
09 Nov 1993
Libération
Langue: Français
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Libération 

9 novembre 1993 · Hervé Gauville

Lire, disent-ils

Ernesto refuse cette école qui enseigne ce qu'on ne sait pas. Monté par Éric Vigner comme une lecture, la Pluie d'été, de Marguerite Duras, brûle les planches.

Au théâtre, on appelle distribution l'attribution des rôles aux comédiens qui vont les interpréter. La Pluie d' été, pièce de Marguerite Duras mise en scène par Éric Vigner, distribue les personnages à de jeunes acteurs tout juste sortis du Conservatoire de Paris. Pour souligner l'importance de cette distribution, la représentation commence par une autre distribution. Chacun reçoit ainsi un objet qui servira et de sauf-conduit per- mettant de traverser les embûches de l'interprétation, et de viatique ou de fétiche agissant comme métonymie de la pièce. Cet objet éminemment transférentiel, c'est la Pluie d'été, le livre que Duras a publié chez P.O.L. en 1989.

Quatre comédiens évoluent sur la scène et deux autres sont installés dans la salle; ils monteront sur scène à leur tour en fin de spectacle. Nantis chacun de son livre, ils se mettent logiquement à lire le texte de la pièce qu'ils sont supposés jouer. Dès l'exposition s'instaure dela sorte une ambiguïté entre jeu et répétition que l'expérience toute fraîche des interprètes ne fait qu'accentuer. Ce n'est pas une mince affaire que de lire  (ou faire semblant de lire) un récit et des répliques que le public est venu voir et entendre jouer. Mais peut-on imaginer meilleure démonstration pour rendre palpable le lien entre lecture, diction, répétition et jeu théâtral? Le parti pris est d'autant plus pertinent qu'il s'applique à un livre qu'on peut considérer comme un récit ou un roman, lui-même issu d'un film intitulé les Enfants, lequel film n'est pas sans rappeler un conte illustré, écrit aussi par DURAS et paru auparavant sous forme d'album. Le passage entre plusieurs registres de langues (conte puis roman) et d'expression (cinéma puis littérature), opération dont l'auteure est coutumière, trouve avec ÉRIC VIGNER une application avec un autre passage, celui entre plusieurs phases du jeu théâtral.

Voici en actes la réponse au problème éculé de l'adaptation, réponse qui permet de prendre le texte (à quelques coupes près) dans son intégralité et au pied de la lettre. Entre littérature, théâtre, et cinéma, il n'y a pas de cloisons étanches mais de simples différences de degrés. À partir d'un certain traitement, la nature de l'oeuvre change de composition exactement comme une substance traitée par la chimie : "Il entend et il comprend. Je l'ai vu derrière les murs... c'était un cours sur l'éther... (C2H5)20...il écoutait.1Il n'avait pas vu. C'était comme un inconnu."

Ernesto l'inconnu est un enfant entre douze et vingt ans dont on ne sait trop s'il est surdoué: inadapté social, prophète ou tout simplement... un enfant comme les autres. D'ailleurs, ce sont les autres qui n'existent pas, soit qu'on ne les voit pas (les brothers and sisters), soit que la salle de classe est toujours vide d'élèves. Emesto comprend vite que la chimie, il en aura vite fait le tour, comme de toutes ces matières enseignées à l'école où il ne peut rester plus de dix jours. LA PLUIE D'ÉTÉ peut être entendue comme un manifeste contre toute forme de scolarisation et le personnage de l(instituteur corrobore cette lecture. C'est pourtant bien davantage que cela. C'est d'abord une histoire d'inceste entre frère et soeur qui charrie l'impossible et désespérante pureté à l'oeuvre déjà dans le récit des amours d'Ulrich et d'Agathe développé à la fin de L'HOMME SANS QUALITÉS, le roman inachevé de Musil. C'est aussi la rencontre à Vitry de la plaine du Pô avec le Caucase, incarnés par le père italien et la mère russe. C'est accessoirement la satire sociale par le truchement d'un journaliste au Fi-Fi littéraire (interprété ici par une femme, Marilu Bisciglia) et de l'instituteur qui, bouleversé dans ses convictions IIle République, finit par demander sa mutation. C'est surtout l'aventure mallarméenne  du Livre représenté par un livre brûlé lu par un enfant qui ne sait pas lire et à propos duquel l'auteur prend soin de préciser, en conclusion à sa postface: "Le livre brûlé, je l'ai inventé".

Cette brûlure qui blesse les âmes et laisse les corps indemnes  est celle-là même qui va embraser littéralement le plateau à la fin de la représentation, dressant des rideaux de flammes pour illuminer les saluts de la troupe juste avant que l'extincteur d'un pompier ne renvoie tout le monde, comédiens et public, à la nuit de Brest qui se confond ce soir avec celle de l'océan.

"Pendant quelques mois, reconnaît Marguerite Duras, ce livre s'est intitulé: "Les ciels d'orage". Mais c'était sans doute avouer une dette trop Sturm und Drang alors que la Pluie, surtout quand il ne pleut pas, et l'été, surtout quand on ést presque en hiver, forment le titre, improbable d'être si juste, d'une pièce de théâtre consumée par l'impossible immanence de la lecture.