SHAKESPEARE PAR VIGNER
DE LA FAUSSETÉ DE IAGO À LA VRAIE MORT D’OTHELLO
Stéphane PATRICE
ÉRIC VIGNER met en scène magistralement une des pièces les plus noires de SHAKESPEARE, une des plus sordides : le drame de la...
L’Othello de Shakespeare est déjà une œuvre dramatique écrite à partir d’une nouvelle de l’italien Giraldi Cinthio (1565). Shakespeare propose son Othello en 1604, au moment du centenaire de sa source d’inspiration (Cinthio, 1504-1573) : entre la reine et le roi, Elisabeth et Jacques, entre Hamlet et Macbeth.
Quatre siècles plus tard, Éric Vigner décide d’écrire, avec Rémi De Vos, une nouvelle version pour la scène : Othello, 1604-2008. Il ne s’agit donc pas véritablement d’une traduction – même si après l’italien et l’anglais, l’histoire du Maure de Venise poursuit son nomadisme linguistique, pour une nouvelle fois être travaillé par le français et travailler en retour la culture française –, mais davantage d’une nouvelle composition ou recomposition qui admet ses propres sélections récusées par la déontologie traditionnelle de la traduction.
Davantage que dans une proximité historique avec les Classiques français, Corneille (1988, 1996), Racine (1995), Molière (1999, 2004), William Shakespeare s’inscrit, dans le parcours de Vigner, au cœur d’un souci du contemporain, à la suite notamment de Marguerite Duras (1993-2006), Rémi De Vos (2006-2007) et Bernard-Marie Koltès (2008). Juste avant Shakespeare, l’auteur de La Nuit…, l’auteur de Minuit, a donné lieu à une mise en scène d’Éric Vigner, en anglais : In the Solitude of cotton fields.
En même temps, à l’image de Koltès (Le Jour des meurtres dans l’histoire d’Hamlet, Le Conte d’hiver), Vigner a travaillé en langues inverses pour réintroduire la langue et le corps de Shakespeare dans la langue française contemporaine. Cette double langue – bilinguisme – brouille les identités – de l’anglais de Koltès au français de Shakespeare – pour une hospitalité où Vigner accueille aussi la langue vivante de celui qui est, à la scène, le compagnon de prédilection (on songe notamment à Jusqu’à ce que la mort nous sépare et Débrayage).
D’après Shakespeare, certes, mais après Shakespeare et comme Shakespeare écrivant lui-même (d’) après Cinthio, et après Koltès s’emparant aussi de Shakespeare, Vigner et De Vos proposent donc leurs regards d’artistes dans une perspective intertextuelle et transhistorique, davantage que dans un souci d’une fidélité soucieuse de la lettre shakespearienne et de l’esprit élisabéthain.
OTHELLO AUJOURD'HUI, STÉPHANE PATRICE, Éditions Descartes & Cie, octobre 2008
En octobre 2008, VIGNER met en scène OTHELLO de SHAKESPEARE à Lorient dans une nouvelle traduction et adaptation qu’il signe avec l’auteur dramatique RÉMI DE VOS, avec les comédiens BÉNÉDICTE CERUTTI, MICHEL FAU, SAMIR GUESMI, NICOLAS MARCHAND, VINCENT NÉMETH, AURÉLIEN PATOUILLARD, THOMAS SCIMECA, CATHERINE TRAVELLETTI et JUTTA JOHANNA WEISS. La pièce tourne en France et est notamment présentée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe à Paris.
IAGO.
Les hommes devraient être ce qu'ils paraissent.
Ceux qui ne sont pas ce qu'ils paraissent,
ceux-là ne devraient pas paraître du tout.
OTHELLO.
C'est certain, les hommes devraient être ce qu'ils paraissent. [1]
"Je vous écris d’Atlanta, du printemps 2008, où je mets en scène IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS. Avant mon départ, avec mon ami RÉMI DE VOS, nous avons achevé l’adaptation de OTHELLO. Six mois de travail acharné, de l’anglais au français, pour être au plus près de la langue de SHAKESPEARE et écrire une version pour la scène, pour les acteurs. De KOLTÈS à SHAKESPEARE, dans l’entrelacs des langues, je lis OTHELLO à la lumière de LA SOLITUDE."
ÉRIC VIGNER
"Deux hommes qui se croisent n’ont pas d’autre choix que de se frapper, avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité." [2]
"Iago est un ange des ténèbres sans forme et sans poids autres que ceux qu’on projette sur lui, un acteur, un "espace blanc" qui autorise toutes les projections, et le théâtre qui révèlera la conscience d’Othello et par ricochet la nôtre. Othello va projeter quelque chose sur cet 'espace blanc' qu’il ne connaît pas et auquel il n’a pas encore eu accès. Othello a séduit Desdemone, s’est marié avec elle – presque dans une logique d’ascension sociale. Et ce qu’il découvre dans ce piège de Iago, ce piège qu’il accepte de façon inconsciente, c’est l’amour. Il ne savait pas à quel point il aimait. Et la logique veut qu’on tue l’objet de son amour."
ÉV
"Le fameux Mouchoir est une pièce maîtresse de ce métier à tisser : ÉRIC VIGNER, metteur en scène, scénographe et costumier, s’est emparé de cette soyeuse métaphore carrée, objet précieux d’Othello volé à Desdemone par Iago. L’image du mouchoir que l’on plie puis déplie est tour à tour paroi murale aux dessins mauresque ou ombre de gratte-ciel de City financière aux milles fenêtres éclairées dans la nuit des terroristes. Un transparent de ciel bleu lumineux ouvre au jeu vivant d’une partie d’échecs installée sur un disque noir avec roi, reines et soldats sculptés, des ombres fantasques chamarrées de noir et blanc, vêtues de la lourde fourrure des grands. Deux passerelles maritimes évoquent la puissance guerrière des Vénitiens en posant le question de la suprématie de l’Occident mis à mal. Un OTHELLO d’actualité."
VÉRONIQUE HOTTE, La Terrasse, 5 novembre 2008
"Il est beaucoup question, dans OTHELLO, de la vision - du désir de voir, qui est aussi bien impuissance, impossibilité de voir. C'est une pièce très paradoxale, tout le temps... Si Othello ne veut pas voir que Iago le trompe, c'est qu'il veut voir autre chose. Il y a un point obscur en lui, comme cette tache aveugle que l'on a tous dans l'oeil. Il a besoin d'une révélation qui a à voir avec l'absolu de l'amour, et en même temps avec sa propre origine..."
ÉV
UN OPÉRA DE LA PAROLE
"Le décor nous rappelle qu’ÉRIC VIGNER fut plasticien avant d’être metteur en scène, et le scénographe prend le pas sur le directeur d’acteurs. Ces hauts panneaux mobiles, moucharabiehs aux couleurs changeantes selon l’éclairage, VIGNER les exploite avec une intelligence rare, jouant sur l’opposition du noir et du blanc, du vide et du plein de l’espace scénique, et, lorsqu’il y met de la couleur, leur donne une force qui va jusqu’à nourrir et imprégner ses acteurs (SAMIR GUESMI immergé d’orange, debout sur la passerelle lors du IIIe acte). Lors de l’arrivée à Chypre (acte II), où le fond noir du plateau fait place à un bleu céruléen qui se reflète sur le sol miroitant d’ébène, le créateur lumière JOËL HOURBEIGT nous fait assister à une aube si féerique que RIMBAUD n’aurait pu la décrire, et où, une fois la réflexion totale sur le plateau, l’on se noie dans le plus beau tableau que ROTHKO aurait peint. Se détachent alors sur ce firmament d’azur les silhouettes des acteurs en ombre chinoise, tels de frêles marionnettes annonçant la fin de la guerre. Un moment de grâce dans un monde qui sombrera bientôt dans les ténèbres. MAETERLINCK estimait que les grands poèmes de l’humanité - tels OTHELLO ou MACBETH - ne pouvaient être destinés à la scène, le poème étant une œuvre d’art que la représentation venait contredire. "Tout chef-d’œuvre est un symbole, et le symbole ne supporte jamais la présence active de l’homme. Il faudrait peut-être écarter entièrement l’être vivant de la scène." Or ÉRIC VIGNER, en assimilant complètement les acteurs à sa scénographie, permet de faire oublier la présence de l’homme ; l’"éclipse totale du soleil et de la lune" a lieu, le noir et le blanc se sont alliés, et ce n’est pas la "terreur" qui a été engendrée, mais l’harmonie d’une esthétique finement ciselée, où l’homme a sublimé sa propre nature."
OLIVIER DHÉNIN, LES TROIS COUPS, 14 novembre 2008
"Doucement, un mot ou deux avant de partir.
J’ai rendu quelques services à l’État, chacun le sait,
n’en parlons plus. Je vous demande seulement,
quand vous rendrez compte dans vos lettres
de ces événements malheureux
de me dépeindre tel que je suis, sans rien atténuer,
mais sans haine non plus. Parlez d’un homme
qui aima non avec sagesse, mais qui aima trop… " [3]
"Il n’y a pas d’issue, ni d’espoir dans cette pièce noire. L’étranger mercenaire, l’étalon berbère que la république emploie et tolère à des fins politiques, jusqu’à accepter le rapt nocturne de la vierge Desdemone, retournera au chaos préfiguré par cet évanouissement mystérieux où l’homme chute, ravi par le poison distillé par Iago. Othello demeurera l’étranger ; et l’étrange travail de mort qui s’opère dans cette pièce ne sera sublimé par rien. C’est un désert que l’on voit."
ÉV
© Photographies : Alain Fonteray, Cyril Brody
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss
© CDDB-Théâtre de Lorient
William Shakespeare (1564-1616)