Acte V, scène 2
Voilà la cause, la voilà, mon âme.
Dire son nom devant vous, je ne peux pas, chastes étoiles !
La cause est là. Pourtant je ne veux pas verser son sang,
ni déchirer sa peau plus blanche que la neige,
plus douce que l’albâtre des tombeaux.
Mais elle doit mourir, elle trahirait encore sinon.
Il s’agit d’une nouvelle version pour la scène de Rémi De Vos et Éric Vigner. Plus qu’une traduction, plus qu’une adaptation, c’est une véritable recomposition qui est proposée et sur laquelle le traducteur et le metteur en scène s’expliquent dans deux textes introductifs. Cette nouvelle composition sera créée le 6 octobre au Théâtre de Lorient et le 6 novembre à l’Odéon. L’ouvrage est complété par un texte brillant de Stéphane Patrice qui analyse l’œuvre en termes historiques et philosophiques et met en évidence ses résonnances actuelles, en particulier avec le théâtre de Koltès.
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ACTE I - SCENE 1
Roderigo et Iago.
- ROGERIGO
Jamais ! Pas un mot, rien ! Je prends très mal
que toi Iago, qui puises dans ma bourse
comme si c’était la tienne, tu aurais pu savoir...
- IAGO
Sang du Christ, vous ne voulez pas m’entendre !
Si je l’ai rêvé, vomissez-moi.
- RODERIGO
Tu m’avais juré que tu le haïssais.
- IAGO
Je le hais, ou alors méprisez-moi. Trois notables
sont venus en personne, tête nue, le supplier
de faire de moi son lieutenant, et sur ma foi,
je sais ce que je vaux et ne mérite pas moins.
Mais lui qui travaille à sa gloire et pour ses propres buts,
il les noie sous d’emphatiques envolées
atrocement plombées d’épithètes de guerre.
Conclusion : déboutés, mes ambassadeurs !
"En vérité, j’ai déjà choisi mon officier", il leur dit.
Et c’est qui ?
Un géomètre ! Un Michel Cassio ! Un Florentin !
Un type qui se damnerait pour une femme mariée,
qui n’a jamais de sa vie conduit la moindre escouade.
Tudieu, une dentellière en sait plus sur la manière
de mettre les hommes en rang !
Il ne connaît des batailles que ce qu’en disent les livres
ou ce qu’un sénateur dégoise à la tribune, en robe !
Du bavardage mais jamais d’abordage,
voilà toute sa carrière militaire ! Mais lui, monsieur,
il est élu, et moi, moi qu’il a vu à l’oeuvre
à Rhodes, à Chypre, dans tous les lieux
chrétiens et mécréants, je reste en rade !
Ce comptable ! Ce caissier !
Lui, il sera son lieutenant et moi - Dieu me soit témoin –
je serai porte-enseigne de sa seigneurie le Maure.
- RODERIGO
Je préfèrerais être son bourreau pour le pendre.
- IAGO
Et rien à espérer. C’est le mal du service :
l’avancement se fait par faveur et privilège
et non à l’ancienneté, comme au temps où le second
remplaçait le premier. Jugez vous-même
si par de bonnes raisons je suis tenu
d’aimer le Maure.
- RODERIGO
Moi, je ne le servirais plus.
- IAGO
Ô attendez, monsieur,
je ne le sers que pour m’en servir.
On ne peut pas tous être maître, mais tous les maîtres
ne sont pas loyalement servis.
Regardez ces esclaves empressés de plier le genou,
qui adorent leur obséquieuse servitude,
et qui gâchent leurs jours comme l’âne du maître
pour la pitance. Et quand ils sont vieux - dehors !
Le fouet pour ces crapules honnêtes ! Il en est d’autres
qui donnent tous les signes extérieurs du service,
mais qui dans le fond de leur coeur ne servent qu’eux-mêmes.
N’offrant à leur maître qu’un semblant de service,
ils ne servent qu’eux-mêmes. Les poches pleines,
c’est à eux qu’ils rendent hommage.
Ceux-là ont une âme et moi,
je fais profession d’être des leurs.
Voilà pourquoi, aussi sûr que vous êtes Roderigo,
si j’étais le Maure, je ne voudrais pas être Iago.
En le servant, je sers, mais c’est moi que je sers.
Le Ciel m’est témoin, ni amour ni devoir,
mais un masque pour atteindre mon but ultime.
Ah, le jour où mes actes dévoileront le noyau secret de mon être
et mon coeur enfin mis à nu, je l’arracherai ce coeur
pour le donner aux corbeaux. Je ne suis pas ce que je suis.