Les trois coups
11 novembre 2008 · Olivier Pansieri
Iago circus
Nous revoici à l’Odéon pour une nouvelle mise à mort de la claire Desdémone par le sombre Othello manipulé par l’encore plus sombre… Eh non, justement ! Cette fois Iago sera tout en blanc. Un Michel Fau diaboliquement primesautier dans l’habit de lumière que lui a conçu Éric Vigner, qui signe ici une mise en scène de toute beauté. Peu touchante mais profondément drôle. On ne peut pas tout avoir.
Othello a conquis Desdémone par l’oreille, il périra par l’oreille, des calomnies que Iago y déversera. C’est en effet en lui racontant sa vie que le Maure a "ravi" la chaste Vénitienne, qui l’a épousé en secret. Son père, le doge et tout Venise écorcheraient volontiers ce maudit Othello, s’ils n’avaient pas besoin de lui. Mais le sort a voulu que cet infidèle converti soit aussi un grand général. Et le Turc est aux portes.
Dès la première scène, Éric Vigner impose son style et dévoile une partie de son jeu. Pas une tragédie de Shakespeare qui n’ait son bouffon. Ici ce sera Iago flanqué d’un Roderigo hilarant. La première surprise passée, on est sidéré que personne n’y ait pensé plus tôt. En effet la ressemblance entre ce tandem comique et celui formé par Sir Toby et Sir Andrew dans la Nuit des rois, du même Shakespeare, est frappante et féconde.
Nicolas Marchand s’est fait pour l’occasion une tête et une voix d’ahuri qui font merveille. Il est prodigieux. Quant à Michel Fau, dans sa panoplie de clown lunaire, il casse la baraque. Son cynisme, sa joie féroce sont ceux de Méphisto et de Tartuffe. Comme eux, "il ramasse tout" presque à chaque réplique. Le texte sonne soudain comme il fut écrit : méchamment.
Certes on peut déplorer qu’il y perde en vraisemblance. Iago est "normalement" un vétéran jaloux de la promotion obtenue à sa place par un blanc-bec : Cassio. Il se sent trahi par son chef. Mais cette explication ne satisfait pas Éric Vigner, qui préfère concentrer notre attention sur le débat intérieur du personnage principal. Son Othello sera métaphysique. On découvre alors un décor abstrait qui évoque davantage un espace mental qu’une citadelle à nos frontières. Brusquement, nous voici dans l’âme humaine. Même pas celle d’Othello, celle de tout amoureux qui, se croyant le jouet de l’autre, le casse en voulant le démonter.
On l’a souvent dit : Iago est le double d’Othello. Le célèbre passage où il répète comme un écho les questions que lui pose son maître (mais bientôt son esclave) en offre un saisissant exemple. Ce que Shakespeare veut nous montrer, c’est que l’amour a deux faces : une lumineuse, l’autre obscure. La plus obscure des deux n’étant pas celle qu’on pense. À condition de se satisfaire de ce (brillant) schématisme, on passe une excellente soirée. Sinon, gare aux nostalgies. Des bons Iago, il y en a eu avant Michel Fau.
L’avantage de ce traitement, c’est tout de même qu’on comprend enfin pourquoi Iago n’a pas de vrai mobile de haïr à ce point Othello. La raison en est simple : il n’existe pas. Iago n’existe que dans l’esprit d’Othello, qui a eu l’imprudence un soir de l’y accueillir. C’est Othello lui-même qui se déteste, ou plutôt qui déteste sa part d’ombre, sa "noirceur" symbolique ou non. Dès lors, quoi de plus naturel que cet Obi-Wan de la jalousie rencontre son Dark Vador dans une scénographie qui évoque la Guerre des étoiles ?
Ceux qui, du coup, passent un peu à la trappe, ce sont les "romantiques" : Cassio, Desdémone et même Emilia, qui, en dépit du grand talent de leurs interprètes, sont ici plus "joués" qu’ils ne peuvent jouer eux-mêmes. Bénédicte Cerutti a pourtant tout d’une grande Desdémone. Mais comment faire entendre sa juste et très poignante petite musique dans le tintamarre que font les deux moi de son mari en train de devenir fou ?
Elle est en outre habillée en "quasi-prosti-pute", puisque c’est sans doute ainsi qu’Éric Vigner la voit hanter l’esprit dérangé d’Othello. Tout de même, jouer la pure Desdémone dans cet attirail tient de la prouesse ! Cette vision subjective de la femme, déformée par la jalousie, est nettement plus convaincante dans le cas de Bianca, rôle bref mais décisif, qu’incarne divinement Catherine Traveletti. Cette fois, oui, cette courtisane, c’est bien le double tragi-comique de Desdémone, telle que la voit Othello pour leur plus grand malheur. Son spectre en somme, Shakespeare demeurant un maître dans l’art de peindre la folie.
En attendant, Samir Guesmi construit son Othello qui va se dédoublant, puis se détruisant avec beaucoup de finesse. Il forme avec Michel Fau un couple inoubliable d’âmes damnées. Les moments où les deux hommes s’emmêlent et se démêlent, vont jusqu’à rouler l’un sur l’autre (ce génial transfert voulu par Shakespeare de Cassio en Iago, puis d’Othello en… Desdemone !) sont franchement des sommets d’art dramatique. Ces bras "de noir vêtus", qui enserrent lentement la paradoxale blancheur de Iago, ange déchu de l’amour, font frémir. Certes, plus de terreur que de pitié, mais quoi ? Othello n’est-il pas lui aussi une victime ? De lui-même.