"On ne va pas faire la guerre si on ne l'aime pas, si l'on ne se sent pas fait - ou si l'on veut destiné - pour le combat. Le théâtre c'est pareil."
Jean Genet, Les Paravents
"Pendant les répétitions pour La Maison d'Os, nous écoutions la radio dans cette usine où il gelait à pierre fendre, suivant tous les épisodes de la guerre du golfe. Comme ça, dans l’usine désaffectée, dans cet univers de pierre, de gel, le conflit était de l’ordre du fantasme. Alors, j’ai imaginé le prochain spectacle, comme une suite : Le rÉgiment de sambre et meuse. Qu’est-ce que c’est la guerre pour nous, pour moi ? Moi, qui n’ai pas fait la guerre, qui n’ai pas été confronté directement à cette réalité-là. Alors, j’ai inventé une fiction pour sept acteurs dans une ville ruinée, où la guerre est quotidienne depuis des années, quelque part dans le monde. Ils se retrouvent en secret dans un théâtre désaffecté, un théâtre qui n’existe plus, situé dans une zone interdite. Ils font du théâtre un acte de résistance par rapport à la réalité qu’ils vivent."
ÉRIC VIGNER
"Il y a un rapport entre le théâtre et la mort ; entre le théâtre et la guerre. Il y a une relation entre le travail théâtral et le travail militaire. Au théâtre, il y a un danger de mort imaginaire. À la guerre, il y a un danger de mort réel. Le théâtre est dans la situation d’une compagnie, d’une division qui doit monter à l’assaut d’une citadelle et qui n’a pas les moyens de remporter une victoire. Il faut avoir recours à l’invention."
ANTOINE VITEZ [1]
LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE naît de fragments, issus de textes littéraires et poétiques d’AlPHonse Allais, Louis-Ferdinand CÉline, Jean Genet, Roland Dubillard, Georges Courteline et Franz Marc, qui ont trait à leurs expériences de la vie militaire et de la guerre. Éric Vigner bouleverse la dramaturgie classique, éclate la linéarité. Ni début ni milieu ni fin. On saute dans le temps, à travers les auteurs.
Parmi ces textes, il y a trois lettres de Franz Marc - un peintre, engagé volontaire. Il est à Verdun et il écrit à sa femme. Il ne parle pas de la guerre, il parle de son art. Il parle du spirituel dans l’art. Fondateur du “Blaue Reiter” avec Kandinsky, il est ami de Klee. Cela fait à peine trois ans qu’il peint, il a trente ans. Il a déjà traversé toutes les nouvelles formes picturales de son temps (le cubisme, le fauvisme…) et il se dirige tout doucement vers l’abstraction. Il signe l’acte de naissance de la couleur arbitraire, de la couleur subjective. Elle est moins représentative de la nature mais combien plus expressive parce qu’appelée, par les peintres, à évoquer un état d’esprit, une émotion, une autre nature, celle du monde intérieur. Il est à la guerre et il dit à sa femme : "Derrière la guerre, derrière la réalité de la guerre, des batailles, il y a quelque chose. Quelque chose de l’ordre du monde, de l’harmonie". Il a cette intuition qu’il voudrait exprimer dans sa peinture. Mais il ne le peut pas, parce qu’il est dans la guerre.
"Nous vivons aujourd’hui l’un des moments les plus importants de l’histoire des civilisations. Tout ce que nous traînons encore avec nous de culture ancienne est "un présent qui appartient au passé"… Aujourd’hui, personne ne pourra dire vers quelle sorte de culture nous allons, parce que nous sommes nous-mêmes en pleine mutation; nous autres (peintres modernes) contribuons largement à créer un art “nouveau-né” pour l’époque à venir qui donnera naissance à toutes les nouvelles lois et notions; il doit devenir si pur, si hardi qu’il permettra “toutes les possibilités” que lui donnera la nouvelle époque. Nous sommes déjà sur "l'autre côté" - sur le côté de la non-vanité, de la non-application de la connaissance. Nos compétences sont en nous ; muet, l’homme noble ne parle pas des aspects techniques de l’existence. Une seule chose doit être faite : l'art doit être libéré de son masque. De nos jours, le but de l'art n'est plus de servir de grands ou petits prétextes. L'art est - ou doit être - métaphysique. L'art va se libérer lui-même des objectifs et des propositions de l’homme. Nous ne peindrons plus la forêt, ou un cheval, comme nous les aimons ou comme ils nous apparaissent, mais comme ils sont en réalité, leur sentiment à eux, leur nature absolue derrière les apparences, derrière ce que nous voyons… Désormais, nous devons désapprendre à représenter les animaux ou les plantes tels que nous pensons les voir, mais représenter dans nos œuvres la relation que nous avons avec eux. Chaque chose sur terre a sa forme propre, sa formule que nos mains maladroites ne peuvent appréhender, mais que nous saisissons intuitivement dans la mesure de notre talent. Nous ne connaîtrons qu’une partie - le temps de notre existence sur terre - mais ne croyons-nous pas tous en la métamorphose ? Nous, les artistes, nous y croyons : sinon, pourquoi cette éternelle recherche de formes métamorphiques ? Les choses telles qu’elles sont vraiment, au-delà de ce qu’elles paraissent être ? Les choses parlent : il y a en elles une volonté, et une forme. Pourquoi devrions-nous interférer ? Nous ne pouvons rien leur apprendre… Nous sommes, je crois, à la croisée de deux époques, mais les champs sont encore en friche. Les vieilles idées et les formes du passé refusent de partir. Elles persistent, mènent une fausse existence, et nous sommes confrontés à la tâche herculéenne de les chasser pour faire place au Nouveau. Les apparences sont banales et plates - enlevez-les complètement de vos pensées - pensez par vous-mêmes, regardez le monde libéré des apparences : ce qui reste, c’est le monde, en perpétuel mouvement, dans sa forme vraie. Une forme, dont nous, les artistes, pouvons capter une lueur."
Franz Marc, LETTRES DU FRONT
LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE est créé le 24 mars 1992 au Quartz à Brest avec sept comédiens de la COMPAGNIE SUZANNE M. ÉRIC VIGNER: BRUNO BOULZAGUET, ARNAUD CHURIN, PHILIPPE COTTEN, BENOÎT DI MARCO, ARTHUR NAUZYCIEL, DOMINIQUE PARENT et GUILLAUME RANNOU.
Cette fois le lieu de la représentation est un théâtre tout entier. ÉRIC VIGNER cherche les formes qui correspondent, remodèle l'espace pour faire ressortir les liaisons verticales. Avec le rire nerveux de ceux qui vont mourir, un échantillon de chair à canon se repasse une dernière fois LA GRANDE ILLUSION.
"Franz Marc se pose la question d’un nouveau mode de représentation. Je crois qu’on est assez proche en ce moment de cette période-là. Il faut commencer à construire, à chercher pour l’avenir. Je trouve très difficile, aujourd’hui de représenter une œuvre cohérente dans une structure classique. Les choses ne vont pas ainsi aujourd’hui. Je crois qu’on ne peut voir que par bouts, par fragments, et que de la mise en confrontation, en tension de ces fragments naîtra peut-être quelque chose d’un nouveau monde, je ne sais pas lequel."
ÉV
"Je voudrais ressembler à ces gamins. Comme eux, aussi, j’ai le goût du secret. J’ai envie de travailler comme un peintre qui a travaillé seul pendant des mois, loin des regards, et dévoile enfin sa toile; comme un instant douloureux."
ÉV
Après la tournée du RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE au Théâtre de la Commune à Aubervilliers et au Théâtre de Caen, ÉRIC VIGNER travaille avec ANATOLI VASSILIEV à Moscou, YOSHI OÏDA (dans le cadre de l’Académie Expérimentale des Théâtres) et LUCA RONCONI. En 1993, il est invité par PETER BROOK pour mener un atelier de recherche sur la mise en scène. Dès lors, son travail s’inscrit dans la lignée des metteurs en scène les plus novateurs de sa génération.
[1] ANTOINE VITEZ, cours donné au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique à Paris en 1976
© Photographies : Alain Fonteray
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss