Avenirs Onisep
mars-avril 1992 · Isabelle Chouffet
UNE HISTOIRE ENTRE GENS DE CHAIR ET D'OS
Le théâtre est un art collectif. Le produit d'une équipe où chacun est créateur dans son domaine, même si certains - décorateur, éclairagiste, par exemple - se doublent de techniciens. Le moteur de l'équipe, c'est le metteur en scène. Sa fonction: rêver à un univers et y entraîner les autres.
Rigoureux et humaniste. éric Vigner, à la tête de la compagnie Suzanne M., fonctionne sur l'affectif, les relations de confiance. Il guide ses comédiens, non pour le pouvoir, mais pour favoriser l'émergence de talents, de personnalités.
Breton de caractère, trente et un ans d'âge, un cursus bien rempli : CAPES d'arts plastiques parallèlement au Conservatoire national d'art dramatique de Rennes, ENSATT(1) , dans la classe de Brigitte Jaques. Rue Blanche, il "navigue" entre la section jeu et la section décoration. Conservatoire supérieur d'art dramatique de Paris dont il sort diplômé en 1988. En dix ans, il a touché à tout dans le théâtre : plasticien, costumier, comédien, scénographe, assistant à la mise en scène, notamment dans Elvire Jouvet 40, mise en scène par Brigitte Jaques. Il a circonscrit, englobé un domaine qui devait le conduire à la mise en scène.
Comment est née la mise en scène de votre futur spectacle ?
La mise en scène commence toujours par le texte. L'idée du Régiment de Sambre et Meuse est née pendant les répétitions de La Maison d'Os de Roland Dubillard, dans cette usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux. Le thème : l'existence et la mort. Nous avons travaillé sans argent, sans moyen. J'ai entraîné dans cette aventure trente personnes en plein hiver, sans chauffage ni électricité. Les spectateurs étaient logés à la même enseigne. Mais tous étaient heureux. De plus, je n'en pouvais plus de ce "consensus mou", d'un mode de réprésentation théâtral conventionnel. Plus personne ne se posait de question. Il n'y avait pas de place pour les jeunes. Rien du tout. J'étais même sur le point d'arrêter le théâtre. La Maison d'Os, c'était un exploit poussé par un désir fou. Je crois, en fait, que l'on peut faire un théâtre différent ou chercher à inventer de nouvelles formes.
De nouvelles formes, c'est-à-dire d'autres moyens d'expression?
Oui. La question du théâtre est toujours la même depuis les Grecs : la mort, l'amour, Dieu et c'est tout. On a inventé des formes différentes pour parler de cela en fonction de l'évolution des civilisations.
Votre travail consiste donc à trouver la forme adaptée à la pièce?
La forme, c'est ce qui fait passer le fond. Comment on présente les choses. C'est mon travail de metteur en scène, disons plutôt d'homme de théâtre. Je suis une sorte d'interprète des textes. En poussant un peu loin, je dirais que je ne peux plus monter une oeuvre dramatique classique construite avec une introduction, un développement, une conclusion. Car aujourd'hui le monde ne marche plus comme cela. Il est fragmenté. L'unité de lieu, de temps, d'action a sans doute permis de construire une image du monde cohérente au XVIle siècle. Dans ma pièce, je ne peux travailler qu'à partir de fragments théâtraux, littéraires, épistolaires; à partir d'images, de sons... De l'ensemble de ces fragments naîtra le Régiment de Sambre et Meuse. Une heure trente de spectacle, pas plus.
Quelle est la trame textuelle de la pièce?
Plusieurs textes qui ont trait à l'expérience et à la vie militaire d'écrivains, de poètes, tels que Courteline, Allais, Genet. L'idée de départ était de travailler dans une usine désaffectée et de faire du théâtre en résistance, c'est-à-dire sans que personne ne nous demande rien. Mon désir était de prouver que l'on existait, que l'on avait envie de faire du théâtre et quelque chose à dire. J'ai voulu continuer dans ce sens. Pendant les répétitions de La Maison d'Os, je regardais CNN. Pour la première fois, une guerre, même lointaine, me touchait. J'avais des copains bretons partis là-bas. En voyant cela, je me suis souvenu de ce que mon père m'a raconté sur la guerre d'Algérie; des récits de mes grands-parents sur la seconde guerre mondiale; et de toutes les guerres à travers la littérature, la poésie, le cinéma. Celle-ci me posait un problème d'identité en tant qu'artiste. En effet, nous faisions du théâtre et dehors le monde autour de nous parlait de la guerre. On se demandait un peu ce que l'on faisait là. L'éruption de la guerre n'a fait que renforcer cette question: le théâtre pouvait-il servir à quelque chose en temps de guerre?
Guerre ou pas, le théâtre a-t-il un sens?
Bien sûr, car le théâtre ne parle que de la vie, des histoires sur l'homme. Il perpétue la mémoire et occupe une place fondamentale dans notre quotidien. Pour Le Régiment, j'ai inventé une fiction à partir de La Maison d'Os. Sept acteurs se trouvent dans une ville en guerre depuis des années. Cela pourrait être Beyrouth ou une autre ville. Ils lisent dans un théâtre désaffecté des textes littéraires sur la guerre, inventent, cherchent. Ils pensent que le théâtre est une raison suffisante pour vivre. Dehors, leurs frères se battent.
Comment dirigez-vous vos acteurs?
Je n'ai pas de technique. J'enseigne ce que je sais, j'ai choisi des jeunes acteurs non formés, mais qui ont le désir de poursuivre dans cette voie. Cela passe par une éducation de la rigueur. Vitez faisait beaucoup de parallèles entre la vie militaire et la vie théâtrale. C'est vrai, être acteur cela s'apprend, c'est une discipline très difficile dans un monde où la morale, les règles n'existent plus. Au théâtre, il existe des règles, dans l'armée aussi mais ce ne sont pas les mêmes. Je décide en dernier recours, mais j'accepte les idées des autres. Au jour le jour, le travail s'est organisé, on savait juste que l'on était sept acteurs, que l'on avait un certain nombre de textes et deux mois de répétitions devant nous. Je suis le chef d'orchestre de tout cela.
Pourquoi pas le metteur en scène?
Je n'aime pas cette désignation. Le metteur en scène est quelqu'un qui met des choses sur la scène. Or la scène, je l'annule. Il faudrait trouver autre chose. Car pour moi la scène n'est pas le lieu privilégié de la représentation. Il faut envisager tout, l'espace entier. L'intérieur, c'est-à-dire l'endroit où sont les acteurs et les spectateurs, et l'extérieur. Il faut remettre en question le rapport établi et conventionnel où l'on regarde un spectacle du début à la fin, dans son fauteuil rouge. Pour moi, le théâtre, ce n'est pas de la télévision ni une place fixe, c'est une histoire entre gens de chair et d'os.
Voulez-vous dire que l'on peut faire du théâtre n'importe où?
Tout à fait. On peut faire du théâtre de tout et n'importe où, comme disait Vitez; à condition de trouver les moyens, l'adéquation juste entre ce qu'on a à dire, la forme qu'on utilise pour le dire et où on le dit. C'est une idée qui me trottait depuis longtemps dans la tête. Au Conservatoire déjà, j'ai monté La Place Royale en utilisant la salle de façon non traditionnelle. C'était simplement un endroit où il y avait des acteurs qui répétaient. La salle était toute en longueur, je l'ai utilisée comme un couloir. Car j'aime que la scène soit comme une sorte de passage et non pas seulement un espace où l'on entre, où l'on prend sa respiration et où l'on commence à jouer. Ce qui existe en dessous, au-dessus, à côté, est aussi important que ce qui se passe sur la scène. Dans La Maison d'Os, l'action se déroulait une fois au premier étage, une fois au second, et les spectateurs voyageaient dans la maison, comme dans un corps. Le public était troublé, surpris. Mais il ne se sentait pas agressé : il était convié pour la première fois à un spectacle ressemblant à une fête, une sorte de bacchanale un peu carnavalesque. Le spectacle a eu tant de succès qu'il a été repris au festival d'Automne puis recréé sous la grande Arche de la Défense.
Votre formation de plasticien et votre façon d'utiliser l'espace influent-elles beaucoup sur vos mises en scène?
Il faut créer un rapport juste entre la pièce et le spectateur, entre la salle et la scène. Tout est histoire d'espace, pour moi le spectacle doit être dans quelque chose. Il ne s'adresse pas à l'esprit seulement, mais également au corps, aux oreilles, à la vue, aux sens. Les vibrations de la scène, les bruits sous le plateau arrivent jusqu'aux corps des spectateurs. C'est pourquoi le travail sur le plateau n'est pas fini le jour de la première représentation. La première, c'est seulement le jour où les gens viennent voir le spectacle. Une fois qu'ils sont là, cela change les données, il faut travailler avec eux. Ils ne sont pas sur les gradins, mais entrent de plain-pied dans le spectacle. Parfois si j'allume les lumières, ils sont dedans. Si l'acteur vient à eux, ils leurs parlent comme à une table de dîner familial.
Au théâtre on fonctionne sur l'horizontalité. Dans une scène les acteurs passent de cour à jardin et de jardin à cour, ils sortent vers le fond. Depuis La Maison d'Os, je fonctionne sur la verticalité. Quelqu'un peut descendre du plafond et passer sous la scène. Dans Le Régiment, à un moment, deux parachutes sont suspendus en l'air au-dessus de trappes ouvertes, et ils descendent à chaque fois d'un centimètre ou deux en fonction des répliques. À la fin, ils tombent. Cela crée une sensation extraordinaire chez le spectateur.
Finalement, quelle est votre conception de la mise en scène?
Bergman disait dans son journal : "je suis un super organisateur". Voilà. C'est la même chose pour le metteur en scène. Il faut mettre tout ensemble. De l'organisation, de la rigueur, de la discipline, le théâtre c'est beaucoup de travail: je n'ai pas de vision romantique de l'art.
(1) Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre