Révolution
23 avril 1992 · Raymonde Temkine
Allons enfants de la patrie !
C'est un montage de textes mais il n'y paraît pas. Tant mieux ! Cela ne sent pas le patchwork car on n'est pas tenté de chercher au passage d'où vient cette scène-ci, puis cette autre. Cela parce qu'éric Vigner, qui n'a pas tort de parler de création plutôt que de mise en scène, a donné de l'unité à un spectacle dont le thème est la guerre sans trop de précision mais guerre de notre temps : il en relie les épisodes par un insistant leitmotiv.
Le Régiment de Sambre et Meuse rythme des traversées de la scène de pioupious ("en avant... arche"), encadre les exercices de la bleusaille ("garde à vous... repos") et entraîne au combat. Les auteurs auxquels Vigner a fait appel ont une façon bien différente d'aborder le sujet, dérision ou gravité, méditation ou coups de gueule, réactions diverses devant le danger et la mort. Alphonse Allais, Céline, Courteline, Dubillard, Genet, Franz Marc : la disparité de leurs tons ne surprend ni ne gêne, car la caserne est un lieu de rassemblement hétéroclite d'hommes où l'inattendu se joue du règlement, les tranchées des salles d'attente du pire qui n'est pas toujours sûr. Au repos, entre deux aboiements de l'adjudant, le bizutage d'un conscrit et le lever des couleurs, le peintre Franz Marc peut bien méditer sur les tableaux de bataille et, après une attaque, un natif du Lot-et-Garonne administrer une extrême-onction très spéciale au blessé agonisant.
La maîtrise de l'espace scénique dont témoigne Éric Vigner dès ses premières mises en scène (on se rappelle la Maison d'os de Dubillard) et la rigueur de sa direction d'acteurs le placent un peu à part dans le peloton des moins de trente ans. Il est de la lignée des Chéreau et Vincent. Il fait sans fracas son théâtre qui prend appui sur la cohésion d'une troupe jeune, en puisant son inspiration chez des auteurs consacrés et non, comme certains de la même classe d'âge, avec l'intention de les malmener. Vigner et ses camarades les associent à leur déchiffrement de "l'épouvantable mutisme" des temps de guerre, enfouissant "l'esprit des choses" sous "l'action", termes empruntés à une lettre à sa femme de Franz Marc, qui mourra à trente ans devant Verdun.