C’est sur les rivages de l’Albanie, pays baigné par la mer Adriatique, qu’ÉRIC VIGNER a jeté l’ancre en avril 2007. À Tirana exactement, ville fondée en 1614 par le général ottoman SULEJMAN PASHA. Le pays se découvre aujourd’hui après 50 années de tyrannie, d’isolement contraint, de repli sur soi, physiquement imperméable à l’autre. La visite de cette terre presque vierge de l’influence de l’Occident entraîne le metteur en scène près des montagnes que les femmes habillées de noir descendent, près de la mer où les pêcheurs rentrés au port entonnent une polyphonie, dans la ville de Shkodra où l’Albanie renferme un trésor inestimable : les photographies des MARUBI, trois générations de photographes qui ont mis en scène et capturé l’Albanie ottomane au début du siècle dernier…
Inspiré par une photographie de MYRTO DANI, ÉRIC VIGNER décide de créer une adaptation du BARBIER DE SÉVILLE, à Tirana, où le pays vient de faire sa propre révolution. Mettre en résonance l’histoire du Figaro de BEAUMARCHAIS, figure du peuple osant prendre parole, avec l’histoire de l’Albanie, découvrant les promesses de la liberté. Faire vibrer l’éclat du blanc et la profondeur du noir des photographies dans l’espace même du théâtre. Mais aussi essayer la puissance de l’abstraction et amener les comédiens hors des sentiers du jeu naturaliste, tradition russe dont ils sont encore les héritiers.
"Sur cette photographie en noir et blanc, on peut voir deux officiers albanais qui sont assis de chaque côté d’un guéridon, ils posent devant un décor peint, ils sont disposés en miroir. Ce pourrait être deux jumeaux, deux amis, deux frères. Ils sont vêtus de la jupe traditionnelle blanche et d’une veste d’apparat. C’est ce qui est figuré sur cette photographie. Mais on peut aussi la voir tout autrement : si vous regardez sa composition, vous pouvez l’envisager comme une pure abstraction avec des contrastes d’ombre et de lumière, dans une symétrie quasi parfaite qui fait penser et voir un test de Rorschach : une image donc sur laquelle on peut se projeter."
ÉRIC VIGNER
"LE BARBIER DE SÉVILLE, OTHELLO, IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS, ces trois spectacles se succèdent. Les thèmes se répondent, ainsi LE BARBIER DE SÉVILLE est la comédie de la jalousie et OTHELLO la tragédie de la jalousie. DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON se trouve entre les deux. Chacun de ces textes tourne autour d’un point aveugle et d’un paradoxe. La négation du monde extérieur chez Bartholo dans LE BARBIER, la négation du désir chez le client dans LA SOLITUDE qui conduira le dealer à proposer l’arme ultime, et enfin le point aveugle chez Othello qui est la révélation à lui même de l’amour qu’il éprouve pour Desdemone et qui le conduira à tuer l’objet même de son amour. On voit bien alors comment du BARBIER à OTHELLO, le point aveugle s’étend et dévore la fable."
ÉV
BARTHOLO. Quel papier tenez-vous là ?
ROSINE. Ce sont des couplets de “La Précaution inutile” que mon maître à chanter m'a donnés hier.
BARTHOLO. Qu'est-ce que “La Précaution inutile” ?
ROSINE. C'est une comédie nouvelle.
BARTHOLO. Quelque drame encore ! Quelque sottise d'un nouveau genre ! Siècle barbare !...
ROSINE. Vous injuriez toujours notre pauvre siècle.
BARTHOLO. Qu'a-t-il produit pour qu'on le loue ? Sottises de toute espèce: la liberté de penser, l'attraction, l'électricité, le tolérantisme, l'inoculation, le quinquina, l'Encyclopédie, et les drames... [1]
"Une jalousie, c’est aussi un élément d’architecture qui permet de voir sans être vu. Elle permet de séparer, et de mettre en miroir – graphiquement – des éléments : l’ombre et la lumière, l’intérieur et l’extérieur. Pour LE BARBIER DE SÉVILLE cette jalousie prend la forme d’une dentelle agrandie, qui présente des trous, des points obscurs dans lesquels les personnages plongent. Ce sont les trous noirs de chacune des mises en scène, des plongées vers une résolution. La jalousie est la pliure du Rorschach. Elle sépare les versants identiques d’un même élément : le versant tragique (OTHELLO) et le versant comique (LE BARBIER) d’une histoire d’amour qui, exacerbée (DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON), conduit à la mort. Ces trois spectacles sont une variation de la même photographie des MARUBI."
ÉV
"Le théâtre qui m’intéresse et que j’essaie de faire est effectivement un théâtre sur lequel le spectateur peut se projeter, s’inventer en toute liberté. Le théâtre n’est pas, pour moi, un endroit où on viendrait trouver des réponses mais un lieu où il est possible de revisiter des histoires, nos histoires intimes, oubliées. Pour que le spectateur puisse accéder aux choses inconnues – c’est-à-dire oubliées de lui – il faut que le théâtre porte en lui son double, son paradoxe : qu’il soit quelque chose et en même temps autre chose. Par exemple quand CÉZANNE peint des pommes et dit "Avec une pomme, je veux étonner Paris", son sujet n’est pas la pomme, son sujet, c’est la peinture elle-même. C’est un peu pareil pour le théâtre, on s’accroche à l’histoire, à la fable pour accéder au théâtre."
ÉV
© Photographies : Alain Fonteray, Marubi
Textes assemblés par Jutta Johanna Weiss
© CDDB-Théâtre de Lorient