JEAN-PIERRE THIBAUDAT
Extrait de L'ALBANIE DANS LA MIRE DU TRIO MARUBI, critique du livre ALBANIE, VISAGE DES BALKANS par JEAN-PIERRE THIBAUDAT parue dans LIBÉRATION le 25 DÉC 95.
"Au cœur du "pays des Aigles", dans cette Albanie abreuvée de légendes, l'histoire des photographes MARUBI est aussi vraie
qu'extraordinaire. Né en Italie à Piazenca, MARUBI s'appelait PIETRO. Actif garibaldien, il échappa aux geôles de l'empire austro-hongrois en trouvant refuge dans l'empire ottoman à Shkodra seconde ville albanaise à l'époque après Durrës et bientôt albanisa son prénom en PJETËR. Peintre et sculpteur, il est attiré par la photographie balbutiante. Il en fait, en vend, il finit par en vivre. MARUBI prépare lui-même ses plaques au collodion, les développe. Et part en vadrouille sur tous les fronts de l'histoire et de la vie quotidienne albanaise. Un travail harassant. MARUBI embauche un apprenti, RROK KODHELI, un gars venu des montagnes (nombreuses en Albanie). MARUBI le forme mais quand l'apprenti-photographe meurt à 19 ans (en 1881), son frère KEL le remplace. MARUBI envoie ce dernier à Trieste apprendre le métier, à son retour l'activité photographique redouble d'intensité. Les techniques s'améliorent, le matériel aussi, les plaques deviennent industrielles...
Quand PJETËR MARUBI meurt en 1904, son compagnon de route KEL KODHELI troque son nom - hommage et filiation - contre celui de KEL MARUBI. Le grand artiste, c'est lui. L'archiviste, le conservateur lucide, cela sera son fils GEGË, photographe comme son père et son faux-vrai grand-père. Formé à l'école des frères Lumière à Lyon dans les années 1920, il ordonne, collectionne et préserve les clichés des MARUBI (dont les siens) lesquels, à sa mort en 1984, constitueront le fonds fabuleux de la photothèque de Shkodra. Plus de 100000 négatifs dans une continuité historique et une unicité de sujet (l'Albanie) s'étalant sur trois générations à cheval entre deux siècles et deux mondes, un exemple sans doute unique. Une continuité qui trouve sa dramaturgie dans le studio des MARUBI où, de PJETËR à KEL, toute la société albanaise prend la pose devant un même décor à peine modifié au fil des décennies, celui d'une toile peinte avec arbres et feuillage. Les MARUBI, surtout KEL, font aussi œuvre de mémoire de la vie sociale : boutiques (tailleur, chapelier, marchand de bonbons, etc.), marchés, hôpitaux, constructions. La réputation du nom de MARUBI grandit et KEL photographie le roi ZOG en tenue d'apparat ou lors de son mariage et, plus surprenant, en slip de bain, faisant des haltères sur un ponton de Durrës. Si le travail de PJETËR a surtout une valeur documentaire par son ancienneté, celui de KEL révèle de surcroît un grand artiste. KEL compose ses photos comme un peintre ses natures mortes ou des scènes mythologiques, il soigne ses éclairages, bref, il met en scène. Par exemple, cet étonnant homme vêtu d'un costume de femme catholique à la pose très concertée ou ce barbier posant en studio devant un décor peint qui, à lui seul méritait tout un article de commentaire tant cette photo est stupéfiante. Cet art au carrefour de la mise en scène et du témoignage social trouve son apogée dans les clichés des veillées mortuaires (rituel important dans les Balkans) où KEL MARUBI excelle. Entre PJETËR le pionnier, KEL l'artiste, et GEGË l'archiviste, c'est toute l'histoire de la photographie qui est ici traversée."