Entretien avec Éric Vigner · Jean-Pierre Jourdain · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
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ENTRETIEN avec ÉRIC VIGNER
Propos recueillis par JEAN-PIERRE JOURDAIN pour le Journal de la Comédie-Française · Mai 2002
J.-P.J. SAVANNAH BAY entre au répertoire de la Comédie-Française. Cela revêt-il une signification particulière pour vous?
E.V. Oui, bien sûr. Il y a des artistes qui participent de l'invention de l'avenir et dans la période troublée, instable que nous traversons, ce formidable potentiel d'auteurs inscrits au répertoire de la Comédie-Française constitue une mémoire vive, active. MARGUERITE DURAS s'y ajoute avec sa singularité. Elle est sans doute l'un des écrivains français le plus important du XXe siècle. Je voudrais, au-delà de SAVANNAH BAY, que ce soit l'auteur qui entre à la Comédie-Française. Tous ceux qui ont approché, par la lecture ou dans la vie, cette artiste au charisme réel ont ressenti le profond bouleversement qu'elle peut opérer en chacun de nous. MARGUERITE DURAS, c'est aussi une femme qui écrit toute sa vie sur ce qu'est l'amour, sa vie et son œuvre sont attachées à ce sentiment. C'est une femme qui transmet avec force et passion et ce n'est que justice si elle entre aujourd'hui au répertoire de la Comédie-Française. Ainsi, au début du XXIe siècle, ouvrir la nouvelle saison de ce théâtre avec ce texte est un acte fort qui engage singulièrement la représentation. C'est également l'entrée au répertoire d'un écrivain dont l'œuvre est, tour à tour et à la fois, romanesque, cinématographique et théâtrale. Certes SAVANNAH BAY est probablement la pièce de MARGUERITE DURAS qui rend le plus explicitement hommage au théâtre : elle y met en scène une femme, une actrice, qui serait comme dépositaire de la mémoire du monde, de son accomplissement. Pourtant, on ne peut pas dissocier le théâtre de MARGUERITE DURAS de l'ensemble de son œuvre. C'est la partie pour le tout. Son obsession de l'amour, de la mort, de la mémoire et de l'oubli passe à un moment par SAVANNAH BAY. Le souvenir de l'amour quand il rencontre la mort et qu'il ne peut pas se vivre, qu'il échappe aux mises en formes fixes, aux normes. SAVANNAH BAY est une pièce de théâtre mais c'est aussi la question du genre théâtral, des autres genres, de la possibilité d'une représentation, qui y est en jeu.
J.-P.J. Votre parcours théâtral est profondément marqué par votre mise en scène de LA PLUIE D'ÉTÉ de MARGUERITE DURAS, qui a remporté un grand succès. Comment s'est opéré ce choix?
E.V. J'ai l'impression que dans mon travail tout se fait par liens, et qu'invisiblement se tisse une toile reliant tout ce que je peux entreprendre. Il y a dans mon travail une acceptation du hasard et la revendication d'une histoire inaliénable qui est l'histoire intime, celle de ma vie, des rencontres, celle de ma famille. La première pièce que j'ai réalisée était une œuvre de ROLAND DUBILLARD, LA MAISON D'OS. C'est une pièce sur l'abandon de la mort. Que fait-on lorsqu'on est abandonné par la mort d'un être cher ? Comment l'art, le théâtre peuvent-ils nous permettre de dépasser cet état et nous aider à accéder de nouveau à la vie, à l'existence ? Ce thème se trouve aussi dans SAVANNAH BAY. A l'époque nous avions pris comme maxime la phrase de DUBILLARD "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut. Ou alors, je vais me taire. C'est à choisir". C'est toujours vrai aujourd'hui, cette maxime est préalable à tout acte artistique, elle engage absolument la vie et l'œuvre. LA PLUIE D'ÉTÉ est arrivée par hasard, quand on m'a proposé de diriger un atelier au Conservatoire Supérieur d'Art Dramatique avec des élèves de troisième année. Je connaissais mal l'œuvre de DURAS, la plupart des textes que je lisais me semblaient impossibles à réaliser avec de jeunes acteurs. Un livre est tombé de la bibliothèque et s'est ouvert à la bonne page, à la phrase "Je ne retournerai pas à l'école, parce que à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas". Ce livre contient en lui la mémoire vivante de plusieurs strates d'écriture. Diverses formes littéraires se côtoient. On part de la narration pour accéder progressivement au dialogue, donc au jeu. Ce texte est aussi marqué par un arrêt du temps, lié au coma et à la maladie de l'auteur. C'est un livre testamentaire en quelque sorte. Avant le livre et à partir de la phrase d'Ernesto, DURAS avait realisé avec son fils, JEAN MASCOLO, un film magnifique, LES ENFANTS, dans lequel joue, entre autres, MARTINE CHEVALLIER. Et puis ce travail d'atelier est devenu un spectacle, dont la première représentation a eu lieu dans un ancien cinéma des années 50, à Lambezellec, dans la banlieue brestoise.
MARGUERITE DURAS est venue pour la seconde fois entendre le texte de son livre, nous nous sommes vraiment rencontrés à ce moment-là. Il existe une photo prise après la représentation où on la voit tenant le visage d'une jeune femme. Ce n'est pas l'histoire de cette photo qui importe, mais ce qui se passe entre ces deux femmes, quand on oublie MARGUERITE DURAS et cette jeune femme ou les deux. C'est ce qui ne se voit pas, d'une certaine façon ce que l'on sent. Cette éternité de la connaissance commune et réciproque, cette franchise, ce don. Pour moi ce qui se passe dans cette photo c'est aussi l'histoire de SAVANNAH. Ce même soir à Lambezellec, j'ai rencontré MARTINE PASCAL qui souhaitait interpréter SAVANNAH BAY avec sa mère GISELE CASADESSUS. SAVANNAH BAY c'est aussi une histoire de famille entre les actrices.
J.-P.J. Comment ressentez-vous le fait que MARGUERITE DURAS ait été souvent le metteur en scène de ses propres textes?
E.V. Je n'ai jamais vu une représentation de SAVANNAH BAY, ni de mise en scène signée par MARGUERITE DURAS. En revanche j'avais été frappé par un de ses écrits sur le théâtre dans LA VIE MATÉRIELLE où elle parle de la représentation qui, pour elle, tourne autour de l'idée d'un théâtre lu plus que joué. Elle y parle de MADELEINE RENAUD et de BULLE OGIER (créatrices de SAVANNAH BAY). J'ai pris ce texte fondamental comme point de départ lors du travail sur BAJAZET de RACINE présenté au Théâtre du Vieux Colombier. Et c'est MARTINE CHEVALLIER qui tenait le rôle de Roxane. Le processus de l'écriture, celui du théâtre et celui de la parole sont pour MARGUERITE DURAS assez semblables. L'acteur est l'auteur écrivant. Il faut entrer dans le rythme physique et la respiration de l'écriture. Dire et écrire dans le même mouvement. Ainsi les actrices font-elles entendre la "voix" si particulière de MARGUERITE DURAS. Elle-même était très sensible à la voix de ses interprètes, attachée au mot et à la résonance sonore, émotionnelle, visuelle qu'il peut avoir. Son écriture est terriblement structurée, mesurée, c'est une partition qu'il faut déchiffrer. Elle aimait la musique de JEAN SEBASTIEN BACH et en particulier LES PASSIONS SELON SAINT JEAN ET SELON SAINT MATTHIEU. Elle aimait aussi ALAIN SOUCHON, HERVÉ VILAR, EDITH PIAF.
SAVANNAH BAY est une œuvre qui tourne, une valse à trois temps. On aborde le thème par toutes ses faces, sous tous ses aspects, on n'est jamais tranquille. C'est une parole qui se cherche dans le présent de la représentation, qui avance par bonds, par boucles successives, on ne sait pas très bien où ça va mais vous êtes entraînés et l'émotion se déclenche sans que l'on sache exactement pourquoi et c'est différent pour chacun. Quelque chose se met en route et se suspend. Les actrices doivent favoriser ce rythme, ce mouvement, les soutenir et ne rien imposer. C'est un théâtre terriblement exigeant pour les interprètes car il est réfractaire à toute anticipation. Oui, un théâtre de la parole au présent qui nécessite d'être là totalement "ici et maintenant", avec quelque chose qui s'invente, parce que dans l'invention la mort est comprise. Au moment où ça se met à naître ça se met aussi à mourir. C'est un phénomène physique qu'il faut ressentir. Dans cette mise en scène j'ai opéré par séquences comme pour du cinéma en évitant de rompre ce mouvement perpétuel, en essayant de ne rien figer dans les images. Et puis il y a cette phrase dans le prologue "la salle a payé, on lui doit le spectacle". Ce qu'il nous faut c'est transmettre. Mais quoi ? Moins une histoire, le récit d'une expérience que, peut-être, la force, le geste par lesquels cette histoire est inventée. Les deux actrices, CATHERINE SAMIE et CATHERINE HIEGEL, ont cette force, elles connaissent intimement ce geste. CATHERINE SAMIE est à la Comédie-Française depuis longtemps, elle a incarné beaucoup de personnages de femmes, elle est dépositaire d'une mémoire de théâtre et de vie nécessaire pour ce rôle et MARGUERITE DURAS suggère à juste titre qu'il ne peut en aucun cas être joué par une jeune actrice. En face d'elle il fallait CATHERINE HIEGEL qui ajoute à son impressionnant parcours de comédienne celui de metteur en scène et de professeur au Conservatoire. Ce sont deux natures dissemblables, appartenant à une même famille. Je parlais tout à l'heure d'une certaine connaissance commune et réciproque. Le spectacle est fait pour ces deux actrices, nous sommes bien chez DURAS, je veux dire avec elle. C'est une affaire de femmes.
SAVANNAH BAY c'est aussi une histoire simple, la mort de l'enfant et la disparition de l'amour dans la mort, sa dissolution.
SAVANNAH BAY, c'est la baie du souvenir.