Rue89 Strasbourg
7 février 2013
TNS, La Place Royale, Eric Vigner,les amants de Corneille claquent
Depuis mardi et jusqu'au 12 février, la salle Koltès résonne d'alexandrins avec La Place Royale de Pierre Corneille, mise en scène par Éric Vigner. Une joute rhétorique tout en diérèses de jeunes amants en proie aux doutes. Peut-on être libre et amoureux ?
La Place Royale est une des dernières pièces "légères" de Corneille, avant qu'il ne se lance tout entier dans la tragédie avec Cinna, Rodogune et autres Polyeucte. Parfait emblème du théâtre classique, en cinq actes, avec respect des trois unités évidemment. Bien qu'elle ait connu un vif succès auprès de ses contemporains, on dénombre pourtant au creux de notre siècle peu de mises en scène de la pièce, sous-titrée L'Amoureux extravagant. Il était temps qu'Éric Vigner s'en empare à nouveau, après une première mise en scène en 1986.
L'amoureux, c'est Alidor. Un jeune homme épris d'Angélique autant que de sa liberté. C'est pour retrouver la seconde aux dépens de la première qu'il deviendra extravagant. Perfide surtout. Coups bas, déclarations et fausses lettres... le coeur d'Alidor balance plus qu'il ne faut, plus qu'Angélique ne pourra en supporter.
Une pièce digne de L'Académie
Voilà du classique dans toute sa gloire, où chaque acte charrie ses invraisemblables retournements, toujours mis en lumière par d'implacables raisonnements en alexandrins. Avec une pièce si bien huilée de l'exposition au dénouement, il aurait été facile de sombrer dans une certaine rigidité. C'était sans compter sur l'insolente vigueur des sept comédiens de L'Académie, troupe réunie par Vigner.
Outre une jeunesse qui offre aux amants de la pièce toute leur vérité, ces sept-là apportent des styles très différents. Originaires du Maroc, de Corée du Sud, de Roumanie, d'Allemagne, de Belgique ou d'Israël, ils insinuent dans l'oeuvre la touche d'inattendu, de sel et d'accents nécessaires au texte de 1634. Avec sobriété, leur talent éclate. Ils ne sont d'ailleurs pas là par hasard: Lahcen ElmazouZi (Lysis) a travaillé avec Resnais et Téchiné, Eye Haidara (Angélique) avec Godard, Nico Rogner (Cléandre) avec Martin Provost...
Coup de fouet et coups de coeur
Tout dans la mise en scène de Vigner sonne comme un coup de fouet raffermissant les chairs du texte et des amants. L'alexandrin, c'est déjà la langue à son paroxysme. Alors les moments de pathos ou d'ironie, les joutes verbales, les couleurs même, tout est intraitable et obstiné. Les costumes, entre cirque et rock'n'roll, dessinent des amants en série tous en proie aux mêmes affres. Les parois de verre mobiles, qui constituent l'essentiel du décor, disent avec une simplicité sévère — voilà qui est très classique — la prison de l'amour ou de la douleur, l'indépassable frontière de l'Autre, la multiplication des apparences trompeuses, le labyrinthe de l'âme...
D'une pierre deux coups ?
Le TNS et L'Académie vous proposent, les 9, 10 et 16 février, d'assister à Guantanamo, une pièce très différente mais s'inscrivant avec La Place Royale dans une même recherche. Cette pièce, écrite par Frank Smith à partir des transcriptions des interrogatoires réalisés dans la prison américaine et rendus publiques en 2006, plonge au coeur de la confrontation — verbale encore une fois — entre détenus et geôliers. Qui manipule ? Qui dit vrai ? Comme chez Corneille, le langage interroge ici ses propres limites.
Il s'agit pourtant, encore, de la transparence du verre, d'un décor qu'on change à vue. L'opacité est ailleurs: "que ne peut l'artifice et le fard du langage?" demande Alidor en manipulateur aguerri. Le langage, maîtrisé à cet extrême degré, voilà l'arme suprême. Quelle belle idée d'avoir chorégraphié certains dialogues comme des duels à la rapière ! Comme l'explique justement Vigner en répétition :
"Chaque chose qui est dite procure quelque chose chez l'autre. Tout ce que dit Alidor, Cléandre le ressent. L'alexandrin, c'est comme une épée."
Pire qu'une femme sous son pot-aux-roses, le langage est une beauté félonne à laquelle la mise en scène laisse toute la latitude possible.
La Place Royale, une comédie ? On sent poindre pourtant, dans la rigueur alexandrine et l'art de la diérèse — que maîtrise avec brio L'Académie — le tourment du héros cornélien entre amour et liberté, tentant de se convaincre lui-même que son âme bien trempée ne fait pas fausse route. Il fallait du corps et du cran pour que le verbe classique n'écrase pas la représentation. Pari vraiment réussi, dans un chatoiement baroque.