TGV Magazine
Décembre 2000 · Christophe Deshoulière
Inoxidables Rhinocéros !
Anouilh et Ionesco - à en juger par deux spectacles très réussis - sortent du purgatoire des "vieux réacs", quarante ans après leur exclusion du théâtre dit "moderne".
Paris, 1959 : Jean Anouilh présente BecketT ou l'honneur de Dieu au Théâtre Montparnasse ; c'est un triomphe du théâtre dit "bourgeois". L'année suivante, à l'Odéon, Ionesco confie à Jean-Louis Barrault la création de Rhinocéros ; la critique remarque alors le changement d'aspect de sa dramaturgie : le poète iconoclaste devient un donneur de leçons - comme l'Antigone d'Anouilh quinze ans plus tôt, le Bérenger de Ionesco prêche la résistance juvénile... Et son auteur n'en vieillira que mieux, plus tard, à l'Académie Française. Anouilh, anarchiste de droite sans compromis avec l'institution publique, n'a jamais songé à jouer cette comédie de la respectabilité, ce qui n'empêcha pas alors la meilleure partie de la critique de les jeter tous les deux dans le même sac à vieux réacs !
Deux générations après, deux excellents spectacles nous obligent à nuancer ces jugements. D'abord - c'est le plus simple à constater - Anouilh a travaillé Becket comme son chef d'oeuvre. Certes, on rigole, mais dans certains échanges, le Lorenzaccio de Musset rencontre la Jeanne d'Arc de Bernard Shaw, Nietzsche souffle des répliques à Saint François d'Assise et même le grand vent claudélien agite la tempête sur la Manche ! L'honneur assèche l'amour comme la pose étouffe l'amour comme la pose étouffe la passion, ce qui n'empêche pas Didier Sandre de jouer un BecketT empruntant son énergie intérieure au Soulier de Satin, pour mieux accentuer le tragique déséquilibre avec le personnage de Bernard Giraudeau : roi indigne, homme ordinaire, obsessionnel, rongé par une amitié (particulière) dont les valeurs le dépassent. Et grâce à la mise en scène sobre et très efficace de Didier Long, qui évite tous les pièges de la bonne vieille pièce en costumes, ces deux monstres sacrés s'aiment et se déchirent selon un sentiment de l'esthétique qui tient lieu de métaphysique chez les hommes d'honneur. Un régal.
Comme Anouilh supporte bien l'épreuve du temps, Ionesco sort vainqueur de la mise en scène décapante d'Éric Vigner à Lorient. Exit le décor de la France profonde des années 1950, le petit marché, le petit bureau... Un Rhinocéros gît au milieu de la scène vide, éventrée, cauchemar énorme de l'unique personnage vraisemblable de la pièce : Bérenger. Jean-Damien Barbin transforme son aventure en face à face exclusif avec la Bête. En contraste, les autres témoins de son irruption, qui se transforment tous métaphoriquement en rhinocéros, parlent avec la sententieuse lenteur des ombres dans les songes... Bérenger rêve tout ce qui l'entoure, le cerne.
La "bonne idée" d'Éric Vigner est d'avoir pris au pied de la lettre la mythomanie implicite de Bérenger : un pauvre type décalé, un marginal en rupture de travail, un professionnel de l'ennui, un alcoolique qui aurait échangé ses éléphants roses avec un monstre cornu ! Même son attitude finale de résistant n'est plus que la manifestation de son incapacité à suivre le mouvement...
Comme Becket devient un saint parce qu'il s'ennuie de ne rien aimer vraiment, l'expérience héroïque de Bérenger est purement négative. En notre fin de siècle qui subit le triomphe médiatique de la médiocrité auto-satisfaite (l'idéologie Houellebecq), il est réconfortant de constater qu'hier, même Anouilh et Ionesco avaient mieux traité cette ultime vanité - sans parler de Beckett (le vrai, l'écrivain, pas l'archevêque de Canterbury).