Ultime Sarabande · Éric Demey
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EN FANFARE
C’est une année particulière donc. La dernière d’une aventure de vingt ans qui aura vu Éric Vigner et son équipe faire grandir le CDDB et l’inscrire dans le réseau des Centres dramatiques nationaux, ce fleuron de la « démocratisation culturelle » en France. Il y a vingt ans, le concept de démocratisation culturelle était déjà discuté — il l’a été dès sa naissance — mais certainement pas encore menacé comme il peut l’être aujourd’hui. Le triomphe des idées libérales, la crise économique, les mutations sociales et bien d’autres facteurs encore conduisent la puissance publique à s’éloigner toujours davantage de cette ambition mise en œuvre au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On nous parlait récemment de « culture pour chacun » en lieu et place de « culture pour tous ». Ici et là, on substitue le populisme au populaire, on dénonce le supposé élitisme des programmations, on préfère le régionalisme à la décentralisation. Et difficultés financières aidant, on rogne volontiers les budgets de la culture, validant l’idée qu’il ne s’agirait pas d’un bien de première nécessité comme avait pu le rêver à voix haute Jean Vilar, à l’occasion de sa nomination à la tête du TNP. Si une dernière année se doit d’envoyer des messages, s’il s’agit bien — avant de poursuivre le travail ailleurs — de laisser en héritage des valeurs qui ont pu guider une action dans la durée, cette ultime programmation le réalise de manière éclatante.
FIDÉLITÉS
Au programme, pas moins de six spectacles qui seront représentés cette saison à Lorient seront portés par des metteurs en scène qui dirigent des Centres dramatiques nationaux. Beaucoup ont grandi à Lorient, artistiquement parlant. Arthur Nauzyciel, directeur du CDN d’Orléans, y a développé une première carte blanche il y a vingt ans exactement, et le CDDB a produit sa première mise en scène l’année suivante. Il était alors un « simple acteur ». Aujourd’hui, c’est un des metteurs en scène français les plus reconnus qui viendra présenter Splendid’s de Jean Genet, avec une troupe américaine qu’on a déjà pu admirer dans Julius Caesar. Ludovic Lagarde, directeur de la Comédie de Reims, est, lui, venu à Lorient dans le sillage de son acteur fétiche, Laurent Poitrenaux. Ce dernier s’y est produit une quinzaine de fois depuis l’arrivée d’Éric Vigner, qui a produit le duo Poitrenaux/Lagarde dès 1997. C’était pour la création du Colonel des Zouaves sur un texte d’Olivier Cadiot. Ces trois zouaves-là se retrouveront souvent au CDDB et marqueront l’histoire du lieu. Pour cette dernière année, Cadiot cède sa place à Molière — il y a pire — pour la représentation d’un Avare dont la modernité ne manquera pas d’étonner.
Enfin, Irina Brook, directrice du CDN de Nice, a étrenné sa première mise en scène en France à Lorient dès 1998. De ce côté de la Manche, on connaissait alors très peu la fille de Peter. Aujourd’hui Irina s’est fait plus qu’un prénom : elle s’est taillée une sacrée réputation avec ses mises en scène modernes et décalées, réputation que ne trahira pas un Peer Gynt pop-rock qui voit l’œuvre d’Ibsen revisitée par le célèbre auteur américain Sam Shepard. Eux ne sont jamais venus au CDDB, ou une fois seulement, mais les recevoir aujourd’hui fait également partie de cette circulation de l’excellence artistique que sont censés favoriser les CDN. De Richard Brunel, directeur de la Comédie de Valence déjà passé au Grand Théâtre pour Les Criminels, qui met en scène l’ultime pièce de Koltès, Roberto Zucco, et d’Arnaud Meunier, à la tête de la Comédie de Saint-Étienne, qui remonte aux origines de la finance avec la saga des Lehman Brothers dans Chapitres de la chute, nous vous en parlons plus longuement par ailleurs. Le dernier de la liste — le plus jeune d’entre tous — est Jean Bellorini, nommé depuis plus de deux ans à la tête du Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis, en banlieue parisienne. Bellorini a fait ses premières armes au Théâtre du Soleil, puis l’Odéon l’a propulsé sur le devant de la scène. Avec les institutions nationales pour tremplin, il se retrouve à la tête d’un CDN à trente ans tout juste. À Lorient, il présentera cette année un Cupidon est malade imaginé à partir de Shakespeare, sur un texte de Pauline Sales. Cette dernière est jeune aussi. Dramaturge talentueuse, metteure en scène, elle dirige également le Centre dramatique régional de Vire, en Normandie. Cupidon est malade est inspiré du Songe d’une nuit d’été. Des enfants y assistent à un mariage bien particulier, puisqu’il s’agit d’un deuxième mariage. Alors, ils se posent des questions, se demandent comment on peut prononcer deux fois les mêmes serments éternels, comment amour pourrait encore rimer avec toujours quand on a déjà trahi cette parole. Cupidon est malade soumet donc les idéaux amoureux au regard simple et sans concession de ceux qui n’ont pas encore éprouvé certaines difficultés du réel, lors d’une folle nuit d’épousailles. Drôle et tout public évidemment. La qualité artistique n’est heureusement pas réservée aux directeurs de structures. Ils n’en sont pas seuls détenteurs et le rôle d’un CDN est aussi de permettre à des artistes d’effectuer leur travail de création dans les meilleures conditions en les associant à l’institution. Sont ainsi artistes associés au CDDB Christophe Honoré, qui présentera Fin de l’Histoire (voir par ailleurs). Mais aussi Marc Lainé, primé cette année à deux reprises par le Syndicat de la critique pour Vanishing Point, présenté la saison passée en avant-première à Lorient, qui mettra en scène et en images le concert de Valparaiso. Nouvelle venue parmi les artistes associés, qui témoigne bien que le CDDB continue jusqu’au bout de préparer l’avenir, Chloé Dabert a été cocoonée sur place, à Lorient, où elle a pu donner naissance à son Orphelins, une pièce de Dennis Kelly, grâce au dispositif Fringe. Un pari gagnant puisque Chloé Dabert et son équipe ont remporté avec cette pièce le Prix du festival Impatience en 2014. Sa nouvelle création, coproduite par la Comédie-Française et le CENTQUATRE, Nadia C. (La petite communiste qui ne souriait jamais), portera sur le destin extraordinaire de la roumaine Nadia Comaneci, championne olympique à 14 ans, dans un monde où le sport était souvent otage de la guerre froide. Et Chloé travaillera cette saison également à la mise en espace du spectacle tout public L’Histoire de Babar, le petit éléphant, sur un texte de Jean de Brunhoff mis en musique par Francis Poulenc, une coproduction du Théâtre de Lorient avec le Conservatoire à Rayonnement Départemental de Lorient. Dans son sillage - parce que le travail de défrichage ne doit jamais s’arrêter - Gwenaëlle David, qui fait partie de la compagnie Héros-Limite de Chloé Dabert et Sébastien Éveno, présentera Modèle en arène. Comme son prénom l’indique un peu, Gwenaëlle est régionale. Née à l’île d’Arz dans le Morbihan, elle a arpenté les planches du Conservatoire de Rennes avant d’intégrer le Conservatoire National Supérieur de Paris. C’est en collaboration artistique avec un autre régional de talent, Joël Jouanneau, qu’on retrouve également à la baguette - ou plutôt au stylo - dans le théâtre vidéo de Cyril Teste, Tête haute, qu’elle a créé ce poème parlé-chanté qui interroge la notion de modèle à travers l’histoire d’une comédienne.
LE GOÛT DE LA LIBERTÉ
Jeunesse toujours, Guillaume Vincent tourne depuis deux ans un spectacle très émouvant porté par Émilie Incerti Formentini, qu’on retrouvera également dans L’Illusion comique d’Éric Vigner. Rendez-vous Gare de l’Est est un monologue écrit par Guillaume Vincent à partir d’entretiens qu’il a menés avec une amie bipolaire, comme on dit aujourd’hui. Vie normale puis bouffées délirantes, médicaments à outrance et tentatives pour se remettre à vivre normalement, c’est un spectacle simple et extrêmement touchant qui vous fera voir les psychoses d’un œil forcément différent. Émilie Incerti Formentini y est époustouflante.
Jeune mais côté public cette fois-ci — sans faire insulte à l’éternel adolescent qu’est Jean-Michel Rabeux — ceux qui ont assisté à sa version décapante de La Barbe bleue, n’hésiteront certainement pas cette saison à aller voir sa version de Peau d’âne. Le choix des contes que Jean-Michel Rabeux revisite n’est pas un hasard. Après le meurtrier Barbe-bleue, Peau d’âne, c’est quand même l’histoire d’un papa qui veut se marier avec sa fille ! Rabeux aime quand ça grince, quand ça questionne sur la nature humaine. Et plutôt que d’édulcorer le propos, il rapproche le rire de la cruauté et déploie un univers fait de costumes extravagants, de personnages à la langue bien pendue lancés dans des dialogues qui s’affranchissent des convenances. Le spectacle se termine sur une jolie pirouette : « Il faut obéir à son papa, mais pas à tous les coups ». Du Rabeux pur jus, qui plutôt que de délivrer une morale préfère donner le goût de la liberté.
Toujours en direction des plus jeunes, Olivier Letellier, bien connu dans la région, et qui va par ailleurs entrer en résidence au Strapontin à Pont-Scorff pour son nouveau spectacle Je ne veux plus, sera accueilli pour la première fois au CDDB — mieux vaut in extremis que jamais ! Son Oh Boy ! a fait bien du chemin depuis sa création et son Molière en 2010. Sur un roman de Marie-Aude Murail adapté par Catherine Verlaguet, Oh Boy ! raconte l’histoire de Bart qui voit surgir dans sa vie des demi-frères et demi-sœurs dont il va devoir s’occuper. Une histoire simple qui aborde des thématiques délicates comme celles de la maladie, de l’adoption, de la différence et de la quête des origines, dans un seul en scène alternant les procédés du conte, du théâtre et du théâtre d’objets.
JEUX D’ÉCHO
Le théâtre public sert aussi à prendre des risques qu’un financement purement privé n’autorise pas. Ce sont des formes originales qui peuvent ainsi voir le jour. En témoignent celles proposées par Robert Cantarella. Avec Faire le Gilles, l’ex-directeur du CDN de Bourgogne et du CENTQUATRE, ressuscitait les cours de Gilles Deleuze. Cette année, il propose un feuilleton théâtral, une pièce en cinq épisodes à déguster d’une traite, avec collation en mode plateau-télé entre les épisodes. C’est le diabolique Notre Faust écrit avec Nicolas Doutey et Noëlle Renaude notamment. Inclassable objet également, mais dans un registre tout à fait différent : Charles Berling, qu’on connaît bien au cinéma, et qui codirige également le Théâtre Liberté de Toulon, s’est emparé d’un texte ô combien difficile, les mémoires de Calek Perechodnik, un ancien membre de la police juive, qui collaborait avec les nazis dans le ghetto d’Otwock, près de Varsovie. Berling a adapté ce journal laissé par son auteur, mort en 1944, et rapporte cette histoire terrifiante d’un être qui trahit les siens. C’est Calek, un témoignage inédit et puissant d’un homme broyé par le système nazi, qu’on souhaite haïr et qu’on peine à juger.
Qualité artistique, innovation, transmission, décentralisation et implantation territoriale sont donc des valeurs fondamentales de l’œuvre de démocratisation culturelle que poursuit le CDDB depuis vingt ans. En 2011, la mission du théâtre est devenue pluridisciplinaire et le Théâtre de Lorient a nommé comme artistes associés Boris Charmatz, qui dirige le Musée de la danse à Rennes, et Jean-Christophe Spinosi, basé à Brest à la tête de l’Ensemble Matheus. Ce dernier accompagnait L’Illusion comique pour l’ouverture du CDDB. La fidélité étant de mise à Lorient, il était naturel qu’on retrouve ces deux artistes pour cette dernière saison. Côté danse, Boris Charmatz présentera donc Levée des conflits, pièce pour 24 danseurs qui reprennent en canon 25 mouvements, et se transforment en mémoire vive de pièces chorégraphiques passées et à venir. Car la danse, comme le théâtre, est un art éphémère. Et depuis quelques années, les tentatives se multiplient pour lui donner une mémoire qui se transmette de corps en corps. De la même manière, Guests de Josette Baïz verra des jeunes des quartiers nord de Marseille s’emparer des pièces de sept chorégraphes majeurs. Et encore Jours étranges, conduit par Anne-Karine Lescop et Catherine Legrand, une pièce initialement créée par le regretté Dominique Bagouet, qui consistera en la transmission des mouvements dansés du chorégraphe à des adolescents rennais, sur une bande-son des Doors.
Ce même cycle, qui consiste à se servir du passé pour enrichir la création présente, s’impose toujours. Ainsi, Dominique Brun revisite le fameux Sacre du printemps de Nijinski tandis qu’Aurélien Richard réinvente les cabarets burlesques de l’entre-deux guerres dans Revue macabre. Côté musique, Jean-Christophe Spinosi, donc, est invité pour deux concerts. Le premier, Matheus Symphonique, réunira pas moins de 45 musiciens autour de Brahms et Beethoven. Et Monteverdi 2.0, avec cette fois-ci, 6 chanteurs et 9 musiciens qui revisiteront l’œuvre du compositeur éponyme en passant par le gospel, le blues… et Vivaldi.
L’art ne serait rien sans ces jeux d’écho qui rapprochent les œuvres, sans ces aller-retours, ces influences qui nourrissent toute création. Dernier exemple avec A Fiddler’s Tale, qu’Éric Vigner créera à Lorient avant de le présenter au festival Mythos à Rennes. Variation sur L’Histoire du soldat mise en musique par Stravinsky, qu’Éric Vigner avait créé en 2013, A Fiddler’s Tale en est une version jazzy écrite par Wynton Marsalis, dans laquelle la violoniste invitée à vendre son âme au diable vient cette fois-ci tout droit de la Nouvelle-Orléans. Le meilleur des moyens, n’est-ce pas, pour finir en fanfare !
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