L'Immature · Christophe Honoré · Alban Lefranc
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CÉRÉMONIE
Christophe Honoré est sur tous les fronts. Après avoir présenté Nouveau Roman en 2012 au Théâtre de Lorient, il a cette année monté un opéra (Pelléas et Mélisande de Debussy), entrepris le tournage d’un nouveau film (Les Malheurs de Sophie, une adaptation de la Comtesse de Ségur), et il met en scène Fin de l’Histoire, à découvrir du 13 au 15 octobre sur la scène du Grand Théâtre. Rencontre.
Alban Lefranc : Alors que votre film Métamorphoses est sorti l’année dernière et que vous avez commencé il y a quelques mois le tournage des Malheurs de Sophie, vous mettez en scène ces jours-ci Pelléas et Mélisande à l’Opéra de Lyon, tandis que Robert Cantarella a monté en février dernier votre pièce Violentes femmes au Théâtre des Amandiers. Enfin, et c’est la raison de notre rencontre aujourd’hui, vous préparez la mise en scène de Fin de l’Histoire d’après Gombrowicz et Fukuyama, au Théâtre de Lorient, à la rentrée prochaine… On pourrait presque parler d’une boulimie fassbinderienne. Comment passez-vous d’un projet à l’autre, d’une forme et d’un genre à l’autre ?
Christophe Honoré : A priori, il y a peu de choses en commun entre la Comtesse de Ségur, Maeterlinck, Gombrowicz et la dernière femme qui a vu la Vierge en France dans Violentes Femmes, et pourtant ! Je m’amuse à laisser des morceaux de l’un dans l’autre. Il y a souvent des petits morceaux de textes qui traînent et sont repris. Ce n’est pas de l’auto-plagiat, il s’agit de garder une trace documentaire de la manière dont les choses se sont créées. De l’extérieur, on pourrait croire que je cloisonne beaucoup, mais en fait je travaille tout en même temps. Chez Fassbinder, c’était un moteur et une sorte de fuite en avant. Dans mon cas, c’est presque une maladie inverse. J’ai l’impression que ma vraie nature, ce serait d’être tout seul quelque part à écrire et de ne pas trop m’exposer, mais c’est très difficile bien sûr. Je pense que je fais partie d’une génération de cinéastes qui ont tellement intégré qu’on n’avait pas besoin d’eux, qu’on n’était pas en attente de leurs films — et j’observe le même phénomène chez les autres — qu’on a beaucoup de mal à envisager un film tous les trois ans en se disant que tout ne va pas s’effondrer entre chaque film. Et c’est vrai que d’enchaîner les films m’a vite semblé être la bonne solution pour ne pas être dans ce temps d’angoisse entre deux tournages. Je vois des amis cinéastes qui attendent plus de tourner qu’ils ne tournent et je trouve ça assez terrifiant. Par ailleurs, et c’est peut-être lié au fait que j’ai commencé par écrire des romans — j’en avais publié trois avant de faire mon premier film — j’ai l’impression que mes désirs, mes envies changent entre-temps. J’aurais l’impression de manier de la matière froide si je devais attendre trois ans avant de faire aboutir une intuition, une idée, l’envie d’une forme.
Alors que l’identité est devenue un thème à la mode, et à rebours des injonctions débilitantes à « être soi-même », votre travail est traversé par toutes sortes de métamorphoses et c’est sans doute ce qui fait le lien entre ces formes et ces univers que je mentionnais tout à l’heure. Virginia Woolf dit magnifiquement : « Jamais plus je ne dirai je suis ceci, je suis cela ». Dans votre libre adaptation d’Ovide au cinéma, les hommes se transforment en animaux, en plantes, changent de sexe. Dans Violentes Femmes, Florence Giorgetti est une petite fille illuminée par la grâce. Dans la pièce de Gombrowicz, le personnage de Witold dit : « Quelque chose s’est détraqué entre moi et le monde », avant de s’identifier à l’assassin de l’archiduc François-Ferdinand en 1914. Outre le caractère fragmenté et parcellaire de la pièce, ce thème des métamorphoses, récurrent chez vous, vous a-t-il particulièrement retenu ?
Dans mon travail, la prise de conscience des thèmes est progressive, elle se métamorphose aussi d’une certaine manière et finit par s’imposer. La première chose que j’ai commencé à comprendre, c’est l’importance de l’inachèvement. Je me méfie des formes finies : au cinéma par exemple, quand la forme cinématographique semble écrite par le scénario et exécutée par le tournage, donnée au spectateur comme une vérité préconçue. À mon sens, le cinéma est quand même le lieu de la révélation — voilà pourquoi c’est surtout dans son rapport à Rossellini que je suis attaché à la Nouvelle Vague. S’il y a une vérité à un moment dans un film, elle n’appartient qu’au moment du tournage — et on en montre ensuite les traces dans le film. Aujourd’hui, je suis conscient que j’aime que mes films se métamorphosent — j’essaie toujours de faire en sorte qu’ils se brisent en cours de projection, d’une manière parfois absolument scénaristique, comme la mort d’un des personnages principaux au tiers du film, dans Les Chansons d’amour. Au théâtre, c’est un peu plus complexe. Dans Nouveau Roman, les spectateurs avaient une idée de ce qu’ils allaient voir, ils s’attendaient à quelque chose d’un peu didactique. Pour le coup, la métamorphose n’était pas chez les acteurs qui se seraient grimés en Marguerite Duras ou en Claude Simon. La métamorphose parlait beaucoup plus de la condition des artistes en France, à l’époque et aujourd’hui. Je crois que ce phénomène appartient presque plus à l’époque qu’à moi. J’ai l’impression qu’en tant que cinéaste, metteur en scène ou écrivain, on ne peut plus prétendre présenter au lecteur/spectateur une vérité ou une réalité qui serait là pour l’éternité. Ce serait absolument malhonnête parce que justement, on fait partie d’une époque qui ne cesse de tout mettre en doute, et que nous-mêmes, nous sommes constamment remis en cause dans notre fonction d’artiste, de copain, de père, de mari. Ce que j’aime aussi dans la métamorphose, et je l’ai un peu mieux cerné en travaillant sur Ovide, c’est que c’est de l’ordre de la destruction. On a toujours tendance à voir la métamorphose comme une exaltation de la renaissance, mais chez Ovide, la plupart du temps, elle détruit une forme humaine terrifiée. Elle vient apporter un apaisement, mais elle est quand même de l’ordre de la destruction. Ce qui est intéressant dans L’Histoire, c’est son caractère inachevé, qui me laisse une totale liberté. Et ce texte est plus qu’inachevé : il n’est pas fait, il n’est pas écrit. À la lecture, on voit bien qu’il y a quelque chose de très théorique dans ce que ça propose et qui, en même temps, semble ne pas convenir. Ce n’est pas un hasard si on retrouve plus tard des bribes de ce texte-là dans Opérette. On sent qu’il y a des idées là-dedans qui intéressent Gombrowicz mais qu’il n’arrive pas à les initier. C’est un des enjeux de ce spectacle. Une des choses assez belles à réussir au théâtre consiste à prendre des éléments épars et impurs et à essayer lors d’une cérémonie — car une représentation est toujours une cérémonie — de donner l’illusion d’une unité. C’est très rare qu’on sorte d’un spectacle au théâtre en étant sûrs de l’unité et quand on est sûrs de l’unité, c’est qu’on s’est ennuyés à en mourir. En bombardant ce texte de plein d’autres textes, aussi bien de Gombrowicz que de philosophes qui ont écrit sur la fin de l’Histoire, il y a moyen de rendre compte finalement de cette forme un peu idéale et inaccessible de l’immaturité que Gombrowicz n’a cessé de chercher et de théoriser.
Ce qui m’a frappé dans la pièce, c’est son caractère ubuesque, parodique, qui évoque aussi bien les caricatures de Daumier que le théâtre de Jarry…
C’est quelque chose qui appartient au théâtre de Gombrowicz. C’est très fort dans Opérette, dans Yvonne, princesse de Bourgogne. C’est un théâtre qui déborde beaucoup. Cela explique peut-être pourquoi il n’est presque plus monté aujourd’hui. On préfèrera monter un Ibsen.
Mais n’est-ce pas en contradiction avec ce goût de l’inachèvement que vous décriviez comme caractéristique de notre époque ?
Gombrowicz ne nous console pas de l’époque, alors que la pièce d’Ibsen si, parce qu’on a l’impression de la comprendre. Quelle que soit la qualité qu’on peut accorder ou non à ces auteurs, le théâtre écrit après guerre est très peu monté aujourd’hui. Giraudoux, Sartre, Anouilh, Pagnol, Cocteau — je mélange exprès des gens très différents, entre 1940 et les années 60. On montera plus facilement un Jarry d’avant-guerre qu’un Cocteau d’après. C’est un théâtre dont l’outrance semble un peu désuète parfois, et qui correspond aussi à un jeu de comédien particulier — aujourd’hui on a un peu de mal avec cette bouffonnerie-là. On l’accepte très bien quand c’est pour revisiter un Shakespeare et lui donner une espèce de folie un peu actuelle, mais quand on est dans des enjeux plus proches de nous, avec des gens qui pourraient nous ressembler, ou ressembler à nos grands-parents, c’est beaucoup plus difficile d’aller dans l’outrance. En revanche, je trouve qu’il y a beaucoup de choses très drôles, dans les rapports familiaux, dans cette manière de désigner chaque membre de la famille comme le représentant d’une idée générale, autour de la discipline, de la liberté, de la religion, de l’armée. Cette famille est l’exact miroir de la société et du monde. Et finalement, toutes les émotions qu’on peut ressentir au cours d’une vie peuvent se réduire aux émotions ressenties au sein de sa famille. Que la mère se transforme — chez Gombrowicz en impératrice de Russie, chez nous en Daladier — que le père se transforme en Mussolini , ce qui va m’intéresser dans ces métamorphoses-là, c’est de garder un Daladier féminin et maternel, et un Mussolini plus paternel et masculin. C’est un théâtre marqué par l’idée que le théâtre n’est pas la vie. C’est vrai que cette artificialité-là, on l’accepte très bien dans la mise en scène mais sur le texte, ça résiste assez. On voit bien qu’il y a de l’outrance sur les scènes aujourd’hui. Mais c’est toujours une outrance visuelle, jamais une outrance textuelle. Je vais plutôt essayer d’incarner la pièce de Gombrowicz et de ne pas me satisfaire de ces figures qui sont un peu comme des «marionnettes hystériques». Je vais au contraire essayer de donner un peu de réalité à cette famille, en m’appuyant sur le caractère très autobiographique du texte. De toute évidence, Gombrowicz évoque aussi sa place au cœur de cette famille. J’ai donc tenu à ce qu’on ait une scénographie très réaliste et très imposante, qui enferme cette famille dans un lieu public. Je ne voulais pas de salon intime. La famille sera donc enfermée dans une gare, la nuit, au moment où Gombrowicz doit partir en Argentine. Il rate son départ exprès, la famille reste enfermée toute la nuit dans cette gare qui sera le théâtre de toutes les métamorphoses envisagées par le texte. Très peu de temps après, quinze jours je crois, les Allemands envahissaient la Pologne.
L’immaturité est l’autre thème majeur de cette pièce. Est-ce un autre mot pour l’authenticité ? S’agit-il de révéler l’immaturité de l’adulte ? De faire tomber les masques comme dans Théorème de Pasolini ou à la manière du Prince Mychkine dans L’Idiot de Dostoïevski ?
C’est un outil-concept pour toute personne qui écrit : on peut tout interroger à partir de là. Je peux expliquer cette immaturité d’une façon assez détournée, par le travail avec les acteurs. Il y a trois catégories de metteurs en scène : ceux qui sont des parents d’élèves, qui exigent que leurs acteurs soient des gens responsables qui comprennent ce qu’on leur explique et qui suivent la règle. Il y a ceux qui veulent travailler avec l’enfance de l’acteur. On est alors dans des formes souvent sentimentales. Le metteur en scène est ébloui par l’acteur qui redevient enfant, et puisqu’on demande aux acteurs d’être des enfants, le désir est assez peu évoqué car ce serait un peu embarrassant. Enfin, il y a ceux qui essaient de travailler sur l’adolescence. Réussir à ramener une part d’adolescence chez les acteurs, c’est avoir comme valeur l’immaturité. Et l’infériorité de la jeunesse, je pense que Gombrowicz la comprend ainsi. Il s’agit de faire avec son incompétence et non pas avec son innocence, ce qui est très différent. Les gens qui travaillent sur l’enfance des acteurs veulent que leurs acteurs soient innocents face au texte, d’une absolue pureté. À l’inverse, quand on travaille sur l’incompétence, il s’agit de travailler avec le fait que les acteurs ne savent pas faire mais qu’ils en ont tout à fait conscience ainsi que de leur infériorité. Et cette infériorité crée une situation de domination. L’acteur est en situation de soumission à quelque chose… Ce qui à mon avis permet de travailler sur le désir d’une manière beaucoup plus loyale et beaucoup plus honnête. J’ai l’impression que le travail est un peu accompli, un peu réussi, si dans les films, les livres, les pièces de théâtre, il y a un peu de tremblement, de vacillement, une espèce de beauté. Je partage aussi avec Gombrowicz l’idée que l’adolescence est le moment de la beauté, le seul moment de la beauté. On peut donner chacun des définitions de l’adolescence mais en gros l’adolescence, c’est le moment où le désir n’est pas social, le moment où l’individu a conscience qu’il a un corps désirant et désiré, mais où il n’a pas encore fait le choix de s’installer avec ce corps-là dans la société. Il n’a pas renoncé à l’incompréhension de son désir — cela dit, il y a plein d’adultes qui sont dans l’incompréhension de leur désir…
Chez Gombrowicz, on a l’impression qu’à un âge X ou Y, ça s’interrompt brutalement.
Sauf que chez Gombrowicz, ce sont les adultes qui en ont conscience et qui ne cessent de se frotter à l’adolescence pour la pervertir et la vieillir. Voilà pourquoi j’aime beaucoup un livre comme La Pornographie : ces deux adultes décident de contrôler cette beauté. Ils poussent ces adolescents à s’aimer alors qu’ils ne s’aimaient pas et ils déclenchent des catastrophes. Ce qui est intéressant, c’est la fascination de l’adulte pour cette forme incomplète et a priori inférieure à lui. Ce n’est pas seulement un désir de beauté, c’est aussi le désir de ne plus savoir ce qu’on fait. Pour revenir au début de notre échange, si je prends beaucoup de plaisir à faire de l’opéra et à monter Pelléas et Mélisande, c’est parce que je me retrouve dans une situation où je ne suis plus compétent. Forcément, mon immaturité va reprendre le pas, je n’ai jamais mis en scène un opéra, je ne sais pas ce que sont des chanteurs, je ne sais pas lire une partition, je suis forcément illégitime, incompétent. Ce qui ne m’empêche pas de pouvoir agir.
Voilà qui renverse le discours dominant de la maîtrise, du contrôle, de l’expertise.
On le voit bien quand on a écrit un certain nombre de livres, fait un certain nombre de films : ce qu’on sait faire est justement ce qui nous accable. Et on a toujours l’espoir qu’on peut faire ailleurs, autrement, et mieux.
Gombrowicz déclare que son œuvre abonde en formes agonisantes, comme le duel ou le cérémonial aristocratique. Jean-Claude Gallotta dans Racheter la mort des gestes reprenait une citation de Guibert qui va dans le même sens : « L’école nous apprend les gestes qui nous serviront au travail, au sport et éventuellement à l’amour. […] Que fait d’autre le chorégraphe que répéter les gestes des fous, des enfants, des vieillards ? Qu’est-ce d’autre que le chorégraphe que quelqu’un que la société paye pour en quelque sorte racheter la mort des gestes ? » Pasolini, dont on sait l’importance pour vous, parlait de la disparition des corps (et des gestes) du sous-prolétariat romain. Est-ce un enjeu pour vous, au théâtre ? Donner à voir les gestes perdus d’une époque irrémédiablement disparue ?
Je m’aperçois qu’à chaque fois que je retravaille avec des comédiens, des chanteurs, ils sont très surpris que je les touche beaucoup, dans ma direction d’acteur en tout cas. Je suis très proche d’eux, en attente de gestes assez précis. Je ne dis jamais : « J’aimerais que tu le fasses avec telle intonation », mais dans la circulation des gestes, en revanche, il y a quelque chose qui me plaît beaucoup. Mais ce n’est pas une partition pré-établie, c’est vraiment en cours de travail, une manière de les accompagner en disant : « Tiens, tu devrais le prendre par la taille, essayer de trouver une sensualité. » Ça devient un peu une infirmité quand on travaille au théâtre ou à l’opéra, parce qu’au cinéma, il y a la caméra qui va les chercher, ces gestes-là. Au théâtre, ces gestes sont perdus d’avance. Il y a toute une scène dans Pelléas et Mélisande, à la fin, où Golaud et Mélisande sont derrière une voiture, c’est à la fois une agonie et un moment sexuel, et quand je vois comment je les ai embêtés à dire : « Tu touches l’épaule, la hanche… », alors que quand je suis dix rangs en arrière, je me rends compte que cette réalité est très peu perceptible… Mais elle est tout de même nécessaire, comme une beauté un peu inutile, presque perdue. Malgré tout, quand je vais au cinéma ou au théâtre, ce qui me fait aimer un film à un moment, c’est rarement un discours, en fait jamais, mais soudain une attitude, une manière de bouger… C’est donc qu’il en reste quelque chose. Il s’agit plus de vitesse de geste en fait. Je m’aperçois par exemple que chaque metteur en scène a une vitesse qu’il impose à ses comédiens. On le voit très fort au théâtre, la vitesse de Chéreau par rapport à la vitesse de Régy. C’est quelque chose qu’on comprend en tant que metteur en scène, on s’aperçoit qu’on les met toujours un peu trop au même rythme, nos comédiens, et qu’il faut lutter contre ça pour créer du rythme, des cassures. Malgré tout, la manière dont on organise la gestuelle est aussi très liée au rythme, à la vitesse d’exécution du geste.
Mais il ne s’agit pas de retrouver des gestes perdus, au sens de Pasolini ?
Peut-être… Par une cinéphilie qui a été un peu compulsive au moment de l’adolescence et de la jeunesse. Après avoir vu tant de films, tant de fois, on l’a tous éprouvé, on se retrouve à embrasser quelqu’un et on se dit : « T’es pas en train de faire un Jarmusch, là, sans t’en apercevoir, ou un Fassbinder ? » Nous n’avons pas de geste personnel, nous les avons hérités, la plupart du temps, par mimétisme, par nos familles, etc… C’est assez troublant dans une famille quand on voit deux frères faire le même geste : ce sont des variations sur le même geste qui est réinventé, rejoué. Je n’ai pas assez de recul — et je n’ai pas du tout envie de l’avoir, ce recul — pour me dire : « Tiens, finalement, tu mets tes comédiens dans la même position qu’untel. » Je peux m’apercevoir de ça au cinéma. Les comédiens sont souvent assis par terre, et quand ils sont assis par terre, ils sont souvent appuyés de telle façon. Si on faisait des espèces de snapshots des scènes de films, on pourrait retrouver des situations.
Cela permettrait peut-être de construire des réseaux de sens inédits, inattendus. Je pensais à Europeana, Une brève histoire du XXe siècle de Ourednik (Allia, 2001), qui propose des grilles aberrantes pour ressaisir l’Histoire. Cela donne par exemple : « Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards et mesuraient en moyenne 1m 73 et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne, ils auraient mesuré 38 kilomètres. » Est-ce ainsi qu’il faut comprendre votre projet d’uchronie à partir de la conférence de Yalta, dans Fin de L’Histoire ?
En fait, je l’ai déplacé, parce que je me suis aperçu qu’à Yalta, il était trop tard pour changer l’ordre du monde. À part imaginer que le monde est divisé en Nord/Sud plutôt que Est/Ouest, avec un Mussolini qui ne serait pas assassiné et soudain prendrait la tête du Sud et créerait un bloc du Sud — ça devenait complexe. Je suis donc revenu aux accords de Munich. De la même manière que Gombrowicz veut revenir à l’origine de la Première Guerre mondiale, c’était à Munich que pouvait se jouer l’évitement de la Seconde Guerre mondiale, en imaginant que Daladier et Chamberlain ne signaient pas les accords. Des historiens m’ont indiqué qu’apparemment un coup d’État se préparait contre Hitler. On travaille sur cette uchronie — plus énorme, et donc plus théâtralement partageable — qui consiste à imaginer l’histoire européenne sans cette guerre mondiale, ce qui est fou. Je ne vais m’en sortir que par le théâtre et par la bêtise. Je voudrais travailler avec les comédiens en improvisation : qu’est-ce qui se passe maintenant, des années 40 à aujourd’hui, si Hitler est assassiné, dans vos familles, vos rapports avec vos grands-parents ? Il s’agit aussi de trouver une forme d’idiotie. Puis les philosophes remettent de l’ordre là-dedans en nous expliquant que la fin de l’Histoire a déjà eu lieu… Pour pouvoir travailler dans la bêtise et dans l’outrance — et c’était pareil pour Nouveau Roman — il faut beaucoup de documents très sérieux, d’où mon travail avec des historiens.
La « fin de l’Histoire » n’est-elle pas un concept forcément parodique, après les bouleversements géopolitiques que connaît le monde aujourd’hui ?
Je l’ai croisée, cette fin de l’Histoire, suite à une immersion dans Bataille qui a laissé des traces. Bataille m’a amené à Kojève. La fin de l’Histoire est une espèce d’absolu, terrifiant si on le lit du côté de Bataille , et excitant — puisque nous n’avons pas d’action possible envisageable sur nos vies. Bataille le relie beaucoup à l’érotisme, à l’ennui, à l’incompétence de l’homme justement, et à son impossible action.
Est-ce une incompétence des sujets face à la toute puissance de l’État ?
C’est cette idée que le peuple ne peut pas accéder à une meilleure condition que celle qu’il a acquise, la fin d’un cycle. Relue via Hegel, c’est cette idée que la Révolution française a accouché de la fin de l’Histoire. Le système démocratique est alors une sorte d’aboutissement : il n’y a plus de lutte pour une vie meilleure. Revue par Fukuyama, ça devient le libéralisme et la démocratie US qui est l’idéal de tous les peuples. Il considère même les pays comme des tribus et prédit à six mois près la chute du Mur… Voilà pourquoi son article a fait tant de bruit, il y avait un côté très médiatique là-dedans. Vous verrez, dit-il, que même les Soviétiques et les Chinois vont aspirer à la démocratie libérale, ce qui est vrai, c’est la fin des conflits idéologiques. Mais le 11 septembre se produit… Et la notion de bonheur est remise en cause, parce que le bonheur revendiqué par la religion musulmane dans ce qu’elle a de plus radical ne correspond pas à notre idée soi-disant partagée du bonheur. C’est donc un concept faux et vrai, qui se vérifie et s’argumente d’un point de vue philosophique, mais qui est très remis en cause. Par Derrida notamment, parce qu’à ses yeux, c’est le détournement d’une pensée marxiste, et qu’il y aura toujours un conflit entre ceux qui profitent de la démocratie et ceux qui en sont les esclaves. Gombrowicz a écrit ce petit livre assez drôle, Cours de philosophie en six heures un quart, il a une manière assez amusante de revisiter ces questions. Je trouvais ça intéressant qu’à un moment, on s’éloigne a priori énormément de l’Histoire.
Ce n’est donc pas uniquement parodique ?
Je vais voir parce que j’ai des acteurs assez drôles. Pour ce genre de spectacle, j’écris le texte au plateau et à partir des impros. En général, je les filme, je rescripte, je ré-infuse du Gombrowicz dedans, en tout cas si je procède comme pour Nouveau Roman. Ça dépend énormément de la manière dont ils réagissent. En général, les séances de travail se passent ainsi : je leur fais d’abord lire un thème, puis on essaie de se dire qu’untel pourrait défendre telle idée, untel une autre idée, et puis on filme. Deux jours après, une fois que j’ai réécrit ça, on essaie de le remettre en forme de manière plus officielle.
Ça bouge beaucoup ?
Sur Nouveau Roman, c’était infernal parce que j’avais fait l’erreur de partir avec un corpus de dix écrivains, c’étaient des malles entières, une entreprise idiote, je n’allais pas relire tout Pinget, tout Sarraute. Avec Gombrowicz, j’ai beaucoup restreint. Les nombreuses citations du dossier sont des inducteurs pour beaucoup de scènes. Il s’agit de créer des points de rencontre inattendus et de les développer. Pour Nouveau Roman, on a imaginé Lindon réunissant tout le monde pour trouver un nom à ce groupe, parce qu’il estimait que « nouveau roman » ne marchait pas, et on a essayé de trouver une devise. Ça devient « Les castors », c’était vraiment hilarant, on y a passé des heures, on dessinait des schémas, etc. Les comédiens étaient suffisamment nourris pour que chacun puisse penser à des choses selon le trajet de son personnage.
Y aura-t-il le même principe dans Fin de l’Histoire ?
Oui, j’espère que ça va être drôle. Ce qui m’a intéressé dans L’Histoire, c’est aussi le trio entre Witold, le fils de concierge et l’étudiante. Gombrowicz a un rapport à l’homosexualité étonnamment libre. Dans son Journal, il dit qu’il relie cela fortement à l’immaturité. Il a une trentaine d’année quand il part en Argentine, et il découvre là-bas les bordels et les marins, il se met à fréquenter beaucoup les gigolos à marins, et ça lui plaît énormément parce qu’il y retrouve une beauté et qu’il a l’impression de trahir enfin son pays. À la manière de Genet, il y a cette idée qu’il faut tout le temps trahir son pays, dans son cas profaner la Pologne. J’ai envie d’incarner ça sur scène. Gombrowicz, et c’est un trait de l’époque, considère que le milieu populaire est le territoire ou le terreau de l’érotisme, sa vérité. On ne désire que ceux qui sont socialement inférieurs à nous, une idée qu’on retrouve chez Proust aussi. Du coup, c’est le lieu de la rencontre avec le réel, le lieu idéal de la sexualité. Ce personnage du fils de concierge, qu’on voit au tout début, j’imagine qu’il est l’amant de Gombrowicz, et qu’on veut le marier avec une étudiante. J’imagine une circulation du désir entre ces trois personnages, ce qui est plus proche de l’univers d’un roman comme La Pornographie. Dans Nouveau Roman il n’y avait pas de sentimentalité, de description d’histoire d’amour, de désir. J’aime bien voir comment la famille va essayer de manipuler ce trio, comme souvent chez Gombrowicz. L’adulte est fasciné par ce trio d’immaturité, et en même temps, il va essayer de le détruire, de lui ouvrir les yeux. C’est toujours cette idée que l’adulte ouvre les yeux de l’adolescent. Et à partir du moment où l’adolescent a ouvert les yeux, il n’intéresse plus l’adulte. C’est ça aussi qui est très fort chez Gombrowicz, et troublant. Il n’abuse pas de l’adolescence une fois qu’il lui a ouvert les yeux, au contraire ça devient une pierre morte.
J’imagine que vous travaillez déjà à autre chose…
Je pose des jalons pour un prochain spectacle autour du SIDA — j’aimerais qu’il y ait Tony Duvert dedans, celui qui y échappe. En travaillant sur Guibert, Koltès, Daney, Bagouet, Duvert. Un spectacle très frontal sur l’homosexualité. Ce sont des gens qui m’ont donné envie d’écrire, et au moment où j’arrive à Paris et où je peux le faire, ils sont tous morts. Travailler sur cette absence-là et c’est partagé par de nombreux cinéastes, écrivains… à un moment, les référents ont disparu. Alors que souvent, il y a une sorte de relais, de rencontre, de trahison… Les nouvelles générations se choisissaient des pères ou des grands-pères. La Nouvelle Vague avec Renoir et Rossellini… Aujourd’hui, chez les artistes, il y a une éclosion qui n’est toujours qu’individuelle, et très rarement en groupe. On est moins fort tout seul qu’en groupe, ça arrange tout le monde. On crée beaucoup de solitude autour des écrivains, des cinéastes, avec l’idée que le mouvement est toujours faux…
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