ICI L'OMBRE · TRISTAN et L'ILLUSION COMIQUE · Jean-François Ducrocq
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ACTEURS DU MONDE
C’est une pièce extravagante, un texte à l’esthétique baroque qui convoque tous les genres du théâtre qui existent au XVIIe siècle. À la manière d’un pot-pourri, le texte de L’Illusion comique virevolte de la commedia dell’arte à la farce, en passant par la forme la plus savante du théâtre classique — une pièce en alexandrins. « C’est une fantaisie d’une audace et d’une liberté folles qui a été une matrice d’une importance considérable pour tout le théâtre classique, de Molière à Beaumarchais… La figure de Matamore, c’est Scapin avant l’heure, c’est Figaro avant l’heure, une figure qui n’est pas réaliste, qui vit dans un monde qui n’existe pas, dans un monde de théâtre et de poésie, avec une dimension céleste », explique Éric Vigner. Cette pièce qualifiée par son auteur d’« étrange monstre » est une pièce de passage à tous les niveaux. Elle marque une rupture dans l’œuvre de Corneille qui n’écrira dès lors plus que des tragédies. Et elle se pose par ailleurs, formellement, comme une porte d’entrée vers la modernité de l’art dramatique (Tchekhov, Pirandello, Brecht…) à une époque où le nouveau théâtre n’est pas encore complètement défini.
C’est bien sûr une pièce sur le théâtre et son absolue nécessité, une pièce où, d’un coup de baguette magique du mage/metteur en scène, se retrouvent enchâssés passé et présent, réalité et apparence, vérité et illusion. On y retrouve le procédé du « théâtre dans le théâtre », les principes du Theatrum mundi. Corneille joue avec les codes de la narration, croise ancien et moderne, accents de comédie, tonalités élégiaques, motifs tragiques pour faire la démonstration du propos qui l’anime. Le pitch dit tout : le jeune Clindor déserte le domicile familial et, après avoir vécu de différents métiers dans la pure tradition picaresque (charlatan, tricheur au jeu, etc…), s’épanouit enfin dans le métier d’acteur qu’il a choisi contre la volonté de son père. Celui-ci (Pridamant), inconsolable est conduit dans la grotte d’un magicien (Alcandre) qui, grâce à ses dons d’illusion, lui donne à voir la vie menée par son fils depuis son départ... « C’est une pièce-manifeste, poursuit Éric Vigner. C’est la raison pour laquelle c’est le premier texte que j’ai choisi de monter lorsque j’ai pris la direction du Théâtre de Lorient il y a vingt ans. Je suis alors les grands principes de la décentralisation publique en optant pour un texte qui résonne avec la nécessaire utopie dont parlait Jean Vilar. Et puis, plus personnellement, après dix années passées à Paris, je fais alors mon retour en Bretagne. Mon père ne m’a certes jamais mis dehors mais je reviens sur mes terres après être parti à la conquête de moi-même dans le théâtre, comme Clindor dans la pièce de Corneille. Et L’Illusion comique, on a tendance à l’oublier mais c’est une histoire de Bretons. Les personnages de la pièce sont Bretons et c’est de Rennes que Pridamant part courir le monde à la recherche de son fils… Enfin, c’est aussi une pièce contemporaine de la naissance de Lorient, c’est le théâtre qui se faisait à l’époque où la ville a été fondée par arrêté royal en 1666. Il suffit que j’y pense pour m’apercevoir qu’il y a des passerelles partout, entre le territoire et la pièce, entre mon histoire et la pièce… »
L’Illusion comique est une pièce féérique, à triple fond, où plusieurs niveaux de représentation se superposent, où différents points de vue s’entrecroisent. Le spectateur se voit projeté, comme Pridamant, dans la représentation de la représentation et découvre ce qui se joue devant les yeux du père éploré. Une évocation magique, un subtil jeu de reliefs qui exalte donc le théâtre dans tous ses états. Mais qui marque aussi par la portée de son propos. « Au niveau philosophique, on s’intéresse alors à la distraction, au divertissement. Et Corneille dit : « ce qui nous intéresse ce n’est pas le divertissement pour le divertissement, le plaisir pour le plaisir, ce qui nous intéresse, c’est l’homme ». Au-delà du plaidoyer pour le théâtre, c’est donc un texte qui témoigne d’une profonde croyance dans l’humanité, dans son devenir. Une pièce qui se pose comme une métaphore de la vie, à la fois sur la quête d’identité, sur les choix que l’on fait pour s’affranchir du désir des autres, sur la réconciliation entre les pères et les fils. Le théâtre comme espace de réconciliation possible, ce n’est pas commun d’écrire là-dessus en 1636, en pleine période baroque, et ce qu’il y a de bouleversant, c’est d’observer que cet acte de foi dans l’art du théâtre comme outil politique reste d’une vibrante modernité. Le temps n’a pas de prise sur lui. »
Vingt ans après le lever de rideau de L’Illusion comique à Lorient, Éric Vigner fait ses adieux au Théâtre de Lorient avec le même texte qui formera, sur le plateau du Grand Théâtre, un diptyque inattendu avec Tristan, la pièce écrite et mise en scène par Éric Vigner, créée la saison passée — et jouée un soir de la même semaine avec six des sept mêmes comédiens (Matthias Hejnar, Thomas Pasquelin, Alexandre Ruby, Jules Sagot, Zoé Schellenberg, Isaïe Sultan). L’ami Guy Parigot, disparu en 2007, sera quant à lui remplacé par Jean-Baptiste Sastre dans le rôle de Pridamant. Et un nouveau quatuor à cordes jouera en lieu et place de Jean-Christophe Spinosi et son ensemble Matheus, présents dans la distribution originale. « De la même façon que le livre devait s’ouvrir, il doit aujourd’hui être refermé. Or, j’ai choisi de finir au même endroit où j’avais souhaité commencer : avec la même pièce, la même dramaturgie, la même présence d’un quatuor à cordes pour accompagner cette célébration du théâtre. Parce que, précisément, si vingt années se sont écoulées depuis mon arrivée à Lorient, la nécessaire utopie du théâtre reste intacte. Rien n’a changé. Le temps ne fait rien à l’affaire. Tout n’est que recommencement. »
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