Les murs porteurs · Jutta Johanna Weiss

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Note d’intention & entretien
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Les murs porteurs

Figure cardinale du CDDB depuis presque quinze ans, JUTTA JOHANNA WEISS, comédienne polyglotte au destin géographique, parle du théâtre comme d’une maison. Pour se présenter, elle a choisi de nous convier dans celle de son ami photographe FRANK HORVAT, et d’y transporter les piliers du Théâtre de Lorient pour l’ouverture de cette saison, CHRISTOPHE HONORÉ, ALAIN FONTERAY, ÉRIC VIGNER. Portrait mosaïque.

Propos recueillis par ÈVE BEAUVALLET
Photographies ALAIN FONTERAY

On s’était promis de ne pas trop citer ROLAND DUBILLARD dans ces pages, lui à qui le journaliste JEAN-PIERRE THIBAUDAT a déjà longuement rendu hommage dans le dernier magazine du Théâtre de Lorient. Seulement, l’auteur fut une des premières poutres du CDDB, et une maison n’est rien sans ses fantômes, surtout lorsque leurs voix ont de la gueule : « Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut, écrivait DUBILLARD en 1962, ou sinon, je vais me taire, c’est à choisir. » Pour construire un papier lié à l’image et à l’espace de la « maison », il était malaisé de contourner cette citation extraite de LA MAISON D'OS. La discussion qui suit est placée sous son auspice. Ça commence in medias res. Et vous entrez sans frapper.

« Si je puis intervenir malgré mon grand âge… Je crois que lorsqu’un photographe raconte qu’il est allé en Chine, et prétend “montrer” ce qu’est la Chine, il a tout faux. Je me rends compte, après toutes ces années à photographier, que ce que mes photos montrent, avant tout, c’est moi-même. Ce que l’on fait tous, et quel que soit le sujet, ce sont des autoportraits. Lorsqu’on me commande une photo de mode, les gens croient que je leur montre, je ne sais pas, une robe par exemple, alors qu’en réalité je me fous complètement du sujet. Du coup, quand j’entends des journalistes me demander quel est mon sujet préféré, j’arrête l’interview. C’est pour ça que je suis très content avec l’application iPad que je viens de créer où je regroupe photos de mode, de paysage, de femmes, tout mon travail… Je crois que chaque artiste vit sur ce malentendu. Vous aussi, ÉRIC, c’est pareil, non ? »

FRANK HORVAT, 84 ans, geek érudit au gros pouvoir de répartie, a dégainé son iPad. Tout le monde, autour, attend de pouvoir consulter ses photos. C’est que FRANK HORVAT est un des dissidents les plus convoités de la photo de mode, un pionnier de la photographie numérique qui sait ce qu’une image veut dire. On imagine que son intervention a dû plaire à JUTTA JOHANNA WEISS, qui se tient à ses côtés. Comme lui, cette comédienne autrichienne, utilise le Net en archiviste : depuis 2009, elle a entrepris un travail titanesque de conservation et de transmission du travail d’ÉRIC VIGNER à Lorient : un site Internet avec des milliers de photos, de vidéos, et autant de textes, classés, ordonnés et documentés avec la patience de l’orfèvre. Comme lui aussi, elle n’aime pas trop compartimenter : « Quand ÉRIC cherche avec le texte ou le décor, CHRISTOPHE avec le roman ou le cinéma, ou moi avec le plateau, la dramaturgie ou les archives, c’est un même mouvement, un même processus. On cherche la même chose.»

JUTTA JOHANNA WEISS, c’est celle qui vous scrute en couverture, l’air de vous inviter dans son univers tout en vous avertissant qu’il sera étrange. Un univers dans lequel flottent les mélodies de SCHUBERT (« un compositeur fondamental ») et circulent les langues étrangères, sa passion. En ce jour de mai, elle nous a conviés dans une maison mangée par la glycine, un antre peint en noir comme la boîte d’un petit théâtre où s’affalent des canapés mous et perce la lumière par les verrières. On n’avait pas eu besoin de descendre au sous-sol, où s’exposent des photos signées par les plus grands noms du genre, pour réaliser qu’on pénétrait chez un photographe majeur. Nous sommes donc réunis dans le studio photo de FRANK HORVAT, et c’est ici que JUTTA JOHANNA WEISS a choisi de reconstituer un peu de sa « maison », l’espace d’un moment. Elle nous a dit que l’idée de la journée était d’inviter des personnes qui lui étaient liées de différentes manières. Qu’elle serait un peu le ciment, en quelque sorte, et qu’on verrait… Ils sont tous installés :
— CHRISTOPHE HONORÉ, auteur de LA FACULTÉ, texte que met en scène ÉRIC VIGNER et qu’interprète JUTTA JOHANNA WEISS dans le rôle de La Mère aux côtés des jeunes acteurs de l’ACADÉMIE.
— ALAIN FONTERAY, photographe de théâtre qui accompagne le travail d’ÉRIC depuis plus de vingt ans et qui, en début de carrière, avait croisé FRANK HORVAT au Jardin des modes (un des premiers magazines féminins illustrés) : « C’était une star de la photo de mode, confie Alain, mais il avait un regard différent. Il écoutait les gens. »
— ÉRIC VIGNER, le metteur en scène pour qui elle joue depuis presque quinze ans. Le sol, les fondations.

Pour JUTTA JOHANNA WEISS, c’était un cadeau merveilleux que son ami FRANK accepte de mettre ce lieu à disposition pour une journée de rencontre. Et lorsqu’on la voit scruter l’espace, on repense à ses mots : « Enfant, je ne rêvais pas de jouer un rôle en particulier, je rêvais d’assister à une mise en scène. Je rêvais du lieu. Le théâtre a commencé pour moi avec une notion de “maison”. Au théâtre, on est avec l’autre tout en restant chez soi. » Parler de théâtre avec JUTTA, elle qui décrit celui d’ÉRIC VIGNER comme une « architecture de la parole », c’est nécessairement parler des lieux. C’est évoquer la patine, les rides de certains bâtiments, l’atmosphère des salles et celui des scènes, c’est « sentir le vide de la salle », ajoute-t-elle en se remémorant les impressions, déterminantes, qui lui restent du Theater an der Josefstadt à Vienne, lorsque, adolescente, seule dans le théâtre vide, elle s’allongeait sur la caisse du souffleur et regardait la salle à l’envers, avant que tout ne commence. En professionnelle internationale, qui a joué à Broadway, travaillé sur les puissants plateaux d’ANATOLI VASSILIEV, elle connaît la charge théâtrale de l’espace. On comprend que ce n’est pas rien, pour elle, de faire se rencontrer FRANK HORVAT et ÉRIC VIGNER dont elle se remémore la rencontre ainsi : « ÉRIC VIGNER m’avait fait venir de Vienne en 1998 pour auditionner pour le rôle-titre de MARION DE LORME de VICTOR HUGO. Il cherchait un son différent. Bien que mon accent allemand ait été très appuyé, il m’a engagée. ÉRIC est la première personne que j’ai rencontrée qui soit aussi soucieuse de ce qui est écrit, de la façon dont la phrase respire, de sa ponctuation, de son souffle, de la diversité des mots employés, leurs combinaisons. VITEZ disait : “On peut faire théâtre de tout.” Éric ajouterait : “Oui, et si c’est avec de la littérature, c’est mieux !” J’ai découvert avec lui, dans son travail, un monde qui rassemblait tout ce que j’avais toujours aimé et cherché à défendre : une respiration du texte qui dépasse l’approche sociale et psychologique, un espace novateur qui ouvre l’imaginaire et métamorphose le rapport au spectateur, une maison dans laquelle l’acteur et le spectateur se promènent aussi librement qu’un lecteur circule dans un livre… Le théâtre d’Éric, c’est le livre, c’est la maison. »
Après les premières tasses de café chez FRANK HORVAT, ça parle théâtre, charcuterie, DURAS, bibliothèques imaginaires, mauvais films, bonnes photos, et ça débat autour de la notion de « modèle »…
« Ah oui, attendez parce que, quand vous parlez de modèle, Christophe, ça me fait penser à quelque chose… Je me demande si vous y trouverez un écho.» FRANK HORVAT apporte un livre de photos (1) qui passe ensuite de mains en mains. « C’est un truc que j’ai fait il y a 25 ou 30 ans, des imitations de tableaux célèbres. Je suis parti de femmes qui m’intéressaient en me demandant à quel tableau elles me faisaient penser. Ensuite, je leur ai fait jouer des rôles. Est-ce que ça rejoint ce que vous disiez sur l’idée de modèle ? En fait, ce que je voulais, c’était le portrait de la fille, mais je pensais que j’y arriverais mieux en la mettant dans la peau du modèle d’un peintre… »
— ÉRIC VIGNER : « Il y a des hommes, aussi, qui vous ont inspiré pour la photographie ? »
— FRANK HORVAT : « Je ne suis jamais inspiré par les hommes. Pour mon malheur. »
— CHRISTOPHE HONORÉ : « Très beau. En même temps, il y a certaines femmes qui ont un peu des visages d’hommes. »
— FRANK HORVAT : « Vous êtes perspicaces, parce que c’est vrai que je suis toujours attiré par des femmes qui ont une certaine masculinité. »

La déclaration d’HORVAT nous dirige vers le visage de JUTTA qui fut, il y a quelques années, modèle pour le photographe. Masculinité ? On pense à cette voix, profonde, souterraine, qui ponctue les discussions de « ja » allemands… C’est par des voix, d’ailleurs, que JUTTA est venue au théâtre, nous a-t-elle expliqué. Ses parents aimaient la musique. À Vienne, il y avait chez eux un placard rempli de vinyles. Ils écoutaient YVES MONTAND, JACQUES BREL, GILBERT BÉCAUD et elle essayait de déchiffrer ce qui était écrit sur le verso du disque. Elle aimait entendre cette langue étrangère française. Ce sont des voix qui ont marqué son enfance. Celles, aussi, de grands acteurs du cinéma allemand comme OSKAR WERNER, JOSEF MEINRAD, PAULA WESSELY. « L’amour, pour moi, passait par l’oreille. Pour tout le monde, probablement… » FELLINI disait que chaque langue voyait le monde d’une manière différente. On demande à JUTTA si, sur scène, c’est différent selon qu’elle joue en allemand, en français ou en anglais. « Bien sûr. L’anglais est une langue beaucoup plus flexible que le français d’un point de vue sonore. Le son ouvre le sens. C’est une langue proprement musicale. En allemand, à cause de la grammaire, tu as besoin de savoir ce que tu vas dire avant de l’énoncer. Quant au français, il peut s’inventer à mesure que la pensée s’élabore et, pour le théâtre, c’est magnifique puisque le travail est au présent. J’ai souvent entendu que le théâtre ne pouvait pas s’exporter au même titre que la musique ou la danse, que si l’on n’en comprenait pas le sens, ce n’était pas la peine. J’ai toujours pensé le contraire, que le théâtre était universel, porteur de son, de l’intime, un endroit où la transmission était directe. »

« Quelqu’un sait comment on augmente le volume sur l’iPad ? », entend-on du côté de FRANK HORVAT. On lui montre. « Je dois avouer une chose : quand je parle de l’iPad, je l’aime beaucoup plus comme producteur que comme consommateur… » L’iPad — on l’expliquait plus haut — a été l’occasion pour FRANK HORVAT de créer sa propre rétrospective, puisque les éditeurs et conservateurs de musées peinaient souvent à considérer l’ensemble de cette œuvre. Mais entre ses photographies de mode, d’arbres, de sculptures de Degas, entre ses photographies de reportage et ses photographies digitales, perce une même manière de regarder : un art particulier « de ne pas presser le bouton ». Cette formule ontologique, HORVAT l’explique sur son site web à la journaliste ALEXANDRA BENSAÏD : « L’une des différences entre la photographie et la peinture (ou le dessin, ou d’autres formes d’art) est que l’acte d’enregistrer une image sur la pellicule ne demande aucun talent, ni même aucun effort. (…) Tout mon effort, en vous photographiant en ce moment, est de me retenir de déclencher, de me dire continuellement : « Non, ce n’est pas encore la meilleure lumière, pas encore l’angle le plus photogénique, pas encore l’expression la plus juste. » Et je ne me retiens pas non seulement pour économiser du film : mais c’est comme si, en évitant de presser le bouton, j’accumulais une énergie, ou une attente; comme si, par le fait de refuser les images que je ne veux pas, je permettais à l’image que je veux de mieux prendre forme dans mon esprit — jusqu’au moment où je reconnaîtrai, dans le viseur, celle que j’attends — et alors je déclencherai. »

On entend HORVAT s’adresser, au loin, à ALAIN FONTERAY : « Toujours est-il, ALAIN, que vous, les photographes de théâtre, vous faites un travail drôlement compliqué. Parce qu’on ne vous demande pas de raconter la pièce avec une photo… » ALAIN FONTERAY qui, jusque là, louvoyait entre les canapés avec son appareil à la recherche d’on ne sait quel secret dans les visages, a rejoint FRANK HORVAT à table. Comme lui, il a photographié JUTTA JOHANNA WEISS à maintes reprises. Il a également travaillé comme photographe pour les metteurs en scène DANIEL MESGUICH et OLIVIER PY. Dans l’espace Internet dévolu aux archives, les photos d’ALAIN FONTERAY se lisent comme autant de fenêtres sur la mémoire du CDDB. La photo qu’il retiendrait de toutes ces années passées dans la maison, dit-il, celle, peut-être, qui lui serait la plus chère, c’est celle d’un instant fugace entre deux femmes : MARGUERITE DURAS caressant le bas du visage de BÉNÉDICTE VIGNER, qui lui sourit en retour. Avant la photographie de théâtre, il y a pour lui le théâtre et une certaine façon de l’écouter : « Oui, on peut dire que la photographie a été un moyen d’approcher le théâtre. Le théâtre comme espace de liberté. C’est l’écoute qui me permet de photographier. Je ne viens pas avec un a priori sur le texte, de toute façon on ne sait jamais quand il va y avoir un vrai moment de théâtre, mais notre tâche est peut-être de chercher la photo qui puisse résumer une tension dramatique. Après, on est toujours dans la tricherie. Un plateau de théâtre n’est pas éclairé pour la photo, la lumière n’est pas celle du cinéma… Alors, on doit trouver des subterfuges, combler les distances. Et en même temps, nous voyons des choses que ni le metteur en scène ni le public ne voit parce que nous disposons d’autres perspectives. »

Quelques semaines après cette «  journée particulière » organisée par JUTTA, on repense aux phrases d’ALAIN, à son curieux travail pour fixer l’éphémère et une citation nous revient. Elle semble évoquer la tâche commune à tous ces convives regroupés chez FRANK HORVAT : l’art de la mémoire. Activité mystérieuse lorsque l’on parle de photographie et a fortiori de théâtre, GEORGES PEREC en livrait une image vibrante lorsqu’il écrivait à propos de LA VIE MODE D'EMPLOI (1978) que cette œuvre serait comme « (…) un souvenir pétrifié, comme un de ces tableaux de MAGRITTE où l’on ne sait pas très bien si c’est la pierre qui est devenue vivante ou si c’est la vie qui s’est momifiée, quelque chose comme une image fixée une fois pour toutes, indélébile. »

« LA VIE MODE D'EMPLOI, nous avait dit BÉNÉDICTE VIGNER, c’est le livre qui résume le mieux JUTTA ». Pas étonnant : c’est l’histoire d’une maison, décrite sous de multiples perspectives et présentée sans façade.

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Trois questions à JUTTA JOHANNA WEISS…

Retour express sur les textes phares de son parcours théâtral au CDDB.

DUBILLARD, DURAS, HUGO, SHAKESPEARE, DE VOS, HONORÉ… De multiples univers ont dessiné, depuis, 1998, le visage de JUTTA JOHANNA WEISS. Autant de planètes pour accéder à cette « connnaissance de l’humain, de ses rêves, de ses déceptions » dont elle dit avoir la responsabilité.

Un texte auquel vous vous êtes heurtée ?

« MARION DE LORME de VICTOR HUGO a été un cheminement important puisqu’il a fallu comprendre ce qu’était cette forme qui héberge une histoire, l’alexandrin… Mais c’est finalement la langue de DURAS qui a été la plus éprouvante pour moi, du BACH en quelque sorte. Après LA BÊTE DANS LA JUNGLE, j’ai beaucoup travaillé la diction pour PLUIE D'ÉTÉ À HIROSHIMA. Au final, les gens ont cru qu’on avait utilisé la voix d’EMMANUELLE RIVA, l’actrice du film d’ALAIN RESNAIS, pour la voix off. Quel compliment ! Je suis devenue une actrice française à leur oreille, c’était drôle. »

Un texte qui a marqué une étape ?

« D’un point de vue intime, c’était SEXTETT de RÉMI DE VOS. RÉMI m’avait dédicacé cette pièce, dédicace qui allait prendre un double sens. Dans la pièce, je chantais en allemand, LA JEUNE FILLE ET LA MORT de Schubert, le sujet tournait autour de la mort, déclencheur d’une suite de rencontres fantomatiques. Mon père est mort quatre jours avant la première à Lorient, subitement, à 69 ans. C’était en 2009 — un moment bizarrement pertinent pour commencer le travail sur les archives. Réfléchir à la manière de transmettre n’a pas été sans rapport avec la perte d’un parent. »

Un texte que vous ne jouerez pas ?

« Travailler dans trois langues n’a été possible qu’après de longues années d’apprentissage. Je ne voudrais plus jouer un auteur dont je ne maîtrise pas la langue d’origine, comme celle de TCHEKHOV, par exemple. Je peux jouer DURAS en français, en anglais et en allemand, de même pour les auteurs anglophones et allemands, en langue originale ou traduites dans ces trois langues que je parle. »

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Entre les langues : Autoportrait d’une actrice plongée dans la chair des mots.

JUTTA JOHANNA WEISS vit les langues étrangères en exploratrice. De Vienne à Lorient en passant par New York, Londres ou Moscou, elle s’est immergée dans les structures profondes de la communication.

«À ma mère EDITH et à ÉRIC

Je suis née à Vienne, en Autriche, le 4 avril 1969. Mon grand-père JOSEF était menuisier. Il dessinait des meubles très modernes pour l’époque. Je me souviens des odeurs du bois… Ma grand-mère, ANNA, qui nous a quittés à l’âge de 104 ans, était couturière. Dotée d’une mémoire optique remarquable, elle était capable de reproduire la copie exacte d’un chemisier haute couture aperçu dans la rue. C’est de son côté que vient aussi le piano et le chant. Elle avait une belle voix et a transmis le piano à ma mère qui me l’a transmis à son tour.

J’ai appris à marcher sur le sable d’une plage en Italie.

J’ai commencé le piano à sept ans, à l’école de musique de Vienne. Aujourd’hui, je joue les études de CZERNY que je détestais à l’époque et les Lieder de SCHUBERT. Je me souviens des « vacances de langue », passées à quinze ans dans une famille près d’Angoulême sans avoir pris un seul cours de français. À table, je ne comprenais rien. J’ai passé des heures immergée, heureuse, dans le son de cette langue. La nuit, je cherchais dans un dictionnaire les mots qui correspondaient aux sons qui m’étaient restés en tête. Je ne savais ni lire ni écrire cette langue. J’étais comme un enfant. La même année, sur un pont à Venise, le destin me fait rencontrer GOTTFRIED REINHARDT, le fils de MAX REINHARDT, grand metteur en scène viennois. Au cours de la conversation, je formule pour la première fois l’envie d’assister à une répétition. Ce désir n’avait jamais été aussi clair que ce jour-là, à quinze ans, sur un pont à Venise. GOTTFRIED REINHARDT me dit d’aller voir le directeur du Theater an der Josefstadt de sa part.

J’ai donc rencontré le directeur, HEINRICH KRAUS, qui m’a laissé parler. Puis il a raconté l’histoire de INTERMEZZO de JEAN GIRAUDOUX. Il m’a dit que j’allais jouer, que j’avais une voix pour le théâtre. J’ai répondu que j’allais à l’école, que je ne connaissais rien au théâtre, que j’étais venue pour apprendre en regardant… Il n’a rien voulu entendre, il fallait faire, être dedans, c’était définitif.

J’ai donc fait mes premiers pas au théâtre dans INTERMEZZO de JEAN GIRAUDOUX mis en scène par OTOMAR KREJCA au Theater an der Josefstadt, à Vienne, en 1985. La première a eu lieu le jour de mon anniversaire, le 4 avril. On appelait ce metteur en scène tchèque le « double étranger ». Parlant mal l’allemand, il dirigeait la troupe viennoise en français. Des journées entières au théâtre, je faisais mes devoirs dans la loge, m’allongeais sur la caisse du souffleur, regardais la salle à l’envers, écoutais le silence du lieu vide. Il n’était pas vide en vérité, il était habité, c’était quelque chose qui ne se voyait pas, et les petites mains soignaient les chaises rouges, les lustres… Je trouvais que j’avais beaucoup de chance d’être là.
Mais je suis tout de même partie à New York, puis à Los Angeles pour m’ouvrir de nouvelles perspectives. En allemand le mot « Erfahrung » (apprentissage) contient le mot « Fahren » (se mettre en route). Il fallait que je me mette en route.

Le Neighborhood Playhouse, à New York  : école de SANFORD MEISNER. En dehors de l’école, cours de diction supplémentaires avec MARY VAN DYKE, ancienne professeur de diction de MERYL STREEP à Yale. Avec un camarade viennois, parti avec moi comme les compagnons du Tour de France, on ne parlait plus un mot d’allemand. C’était des heures à chercher le sentiment de l’anglais, à affiner le vocabulaire pour exprimer tous les domaines de l’âme humaine. Cependant, tout le monde était acteur à New York, ce n’était pas possible d’y rester pour faire ce métier en tant qu’étrangère. Et puis, il y avait un autre aspect, c’était le répertoire. À l’école, on travaillait uniquement des textes contemporains — MAMET, PINTER, WILLIAMS, ALBEE — mais aucun texte classique ! Trop de psychologie, trop d’explications. J’avais un manque aigu de fantômes, de mysticisme. Je suis donc partie à Londres avec l’espoir de trouver des traces de JOHN GIELGUD ou de LAURENCE OLIVIER, celles d’un « vrai SHAKESPEARE ». J’ai pris des cours de diction pour adopter l’accent anglais puisqu’il était hors de question de conserver un accent américain pour trouver du travail à Londres. Je n’en ai pas trouvé. Je suis ensuite retournée en Autriche, où j’ai repris un travail de diction dans ma propre langue que j’avais délaissée pour privilégier l’anglais.

Au cours de l’année 1993, ANDREÏ SERBAN met en scène Les Contes d’HOFFMAN à l’Opéra de Vienne. Je le contacte avec le souvenir d’une trilogie en grec ancien, que j’avais vue à Édimbourg. Nous parlons en français. Et il me propose de faire un stage dans le cadre de l’Académie expérimentale des théâtres à Avignon dirigée par MICHELLE KOKOSOWSKI. Plus tard, je rejoins un groupe d’acteurs français pour travailler avec ANATOLI VASSILIEV à Moscou. VASSILIEV enseigne en russe, accompagné d’une traductrice française. Cette fois, je note, je note, j’écris dans cette langue française que j’aime. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir, un jour, travailler dans cette langue.

C’est en 1998, ÉRIC VIGNER cherche une actrice pour jouer le rôle de MARION DE LORME de VICTOR HUGO. Il cherche un son différent pour dire l’alexandrin de HUGO. Je passe mon audition en langue des signes. Je venais de terminer un projet avec HOWIE SEAGO avec des acteurs sourds-muets. Je suis engagée. C’était le monde à l’envers.
Aujourd’hui, je rejoins l’ACADÉMIE, constituée d’une jeunesse du monde, qui a choisi par-delà les frontières, d’inventer un théâtre différemment, avec des cultures, des langues maternelles différentes. Ils ont choisi le français comme langue. Ils ont choisi ÉRIC comme ÉRIC les a choisis, égal à égal. Comme il m’a choisie. »

JUTTA JOHANNA WEISS en 6 dates

1969 Naissance à Vienne, Autriche.
1985 Première expérience de comédienne dans inTerMezzo de Jean giraudoux, mise en scène otomar Krejca.
1989 Départ de Vienne pour les États-unis.
1998 Rencontre avec Éric Vigner pour la création de MArion De LorMe de Victor Hugo.
2009 Début du travail sur les archives du CDDB.
2012 Rejoint l’Académie pour la création de LA FACULTÉ de Christophe Honoré, mise en scène Éric Vigner.

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Identité du doc

Sujet: 
Portrait de Jutta Johanna Weiss
Date: 
2012

Références aux autres types de contenus

Saison: 
2012 · 2013
Spectacle: 
LA FACULTÉ

Source et propriété intellectuelle

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Droits d'exploitation: 

Archivage

Archive: 
Éric Vigner, CDDB, Le Théâtre de Lorient