Des mondes en partage · ÉRIC VIGNER
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Des mondes en partage · Interview d'ÉRIC VIGNER
Propos recueillis par David Sanson
Éric Vigner, directeur artistique du Théâtre de Lorient, revient sur son projet et sur son désir d’offrir à Lorient un lieu qui lui ressemble : animé par un esprit d’ouverture et d’échange, par une envie commune d’être au monde.
En 1996, vous êtes nommé à la direction du centre dramatique régional de Lorient. Vous faites de celui-ci le CDDB, un centre dramatique tourné vers l’avenir avec pour mission de "découvrir, produire et accompagner les artistes de demain". Fort de ce succès, le CDDB devient national en 2002 corrélativement à la construction du Grand Théâtre où vous assurez la programmation théâtre. Aujourd’hui, vous abordez ce qui peut être considéré comme la troisième étape d’un projet ambitieux, le Théâtre de Lorient…
ÉRIC VIGNER: « Le Théâtre de Lorient regroupe sous une même enseigne les deux structures les plus importantes du spectacle vivant de la ville – le CDDB, un centre dramatique national, et le Grand Théâtre, un théâtre municipal, scène conventionnée pour la danse. Le départ à la retraite de la directrice du Grand Théâtre en juin 2011 et le renouvellement de mon mandat à la tête du centre dramatique national ont, en effet, conduit le maire de Lorient, Norbert Métairie, en accord avec le ministre de la Culture, à vouloir imaginer une direction artistique unique et un projet accordant ces deux structures.
Avec Le Théâtre de Lorient, le projet artistique que je propose s’articule, suivant une sorte de règle de trois, autour du théâtre, de la musique et la danse (bien sûr, l’opéra, le jeune public, les arts du cirque seront représentés). Les spectacles de la saison sont présentés dans trois lieux, trois salles adaptées aux propositions : une salle de 1038 places (le Grand Théâtre, place de l’Hôtel de ville), l’actuel CDDB à Merville, qui comporte 338 places, et le studio du Grand Théâtre, qui peut accueillir une centaine de personnes.
Le cœur de l’activité propre au Centre dramatique national, qui est, conformément à sa mission, la création théâtrale, est enrichi des autres arts dans une relation d’intelligence et de réciprocité. La programmation, pluridisciplinaire, entend présenter au public lorientais – qui est à la fois curieux et exigeant – un large choix dans les multiples domaines de la création, sans esprit de chapelle et sans privilégier telle ou telle esthétique. Cette orientation se manifeste dès la saison 2012.
Le Théâtre de Lorient est pensé en direction du spectateur lorientais qui, depuis l’ouverture du Grand Théâtre en 2002, devait par exemple s’abonner au CDDB s’il voulait voir du théâtre et prendre un autre abonnement au Grand Théâtre pour la musique et la danse. Pour sa première saison, Le Théâtre de Lorient propose un seul programme, sous la forme de ce magazine, et une seule billetterie. Ce magazine trimestriel, Le Théâtre de Lorient, est né de notre envie d’aller vers les gens, d’affirmer une identité territoriale forte, de faire entendre des paroles – d’artistes, mais pas uniquement –, de susciter des rencontres, de proposer des points de vue et un espace d’expression libre. Faciliter le dialogue entre les arts et encourager les publics à la découverte, voilà l’objectif. »
Comment comptez-vous mettre en œuvre cette ouverture ?
« Un théâtre se doit d’être le miroir de la diversité des créations artistiques de son temps. Cette saison encore, plusieurs spectacles sont proposés en coproduction avec les lieux phares de la création dramatique et chorégraphique en France. Mais intéresser les gens à l’art, éveiller leur curiosité, les amener au théâtre, à la musique, à la danse demande de la constance et du temps, d’une part pour acquérir leur confiance et d’autre part pour rencontrer leur désir. Ce désir passe le plus souvent par les interprètes, le spectacle vivant est magique et le restera car il met en scène des hommes et des femmes “en chair et en os”. On vient voir des acteurs, des danseurs et des musiciens vivre en direct leur passion.
Cette première saison du Théâtre de Lorient sera ainsi rythmée par la venue pour la première fois à Lorient d’acteurs de cinéma qui viennent ou reviennent au théâtre. D’abord Sophie Marceau, qui a répété cet été au CDDB dans Une histoire d’âme, un texte écrit par le cinéaste Ingmar Bergman et mis en scène par Bénédicte Acolas, puis Romain Duris avec La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, mis en scène par Patrice Chéreau et Thierry Thieû Niang, et enfin Juliette Binoche avec Mademoiselle Julie de August Strindberg, créé par Frédéric Fisbach au Festival d’Avignon. Nous continuerons de présenter les travaux d’artistes pour lesquels Lorient représente désormais un port d’attache. Je pense à Arthur Nauzyciel et Laurent Poitrenaux pour Jan Karsky (mon nom est une fiction) ou à Jean-Baptiste Sastre avec Phèdre de Frédéric Boyer avec l’actrice israélienne Hiam Abbass. Ce sera aussi l’occasion de découvrir pour la première fois à Lorient le travail de Julie Brochen avec son Dom Juan de Moliére, Cyrano de Bergerac de Rostand mis en scène par Gilles Bouillon, Richard Brunel avec une pièce inédite en France, Les Criminels de Ferdinand Bruckner, Frédéric Bélier-Garcia avec Christian Oster et Jean-Louis Benoit avec Courteline. Pour cette première saison, Le Théâtre de Lorient initiera aussi Le Fringe, un événement dont on reparlera et qui accompagne les travaux de Meredith Monk, de Raphaëlle Boitel et de Stéphanie Farison, Guillaume Rannou, Juliette Rudent-Gili et Martin Selze.
En danse, nous sommes heureux de pouvoir présenter pour la première fois à Lorient une pièce de l’immense Pina Bausch (qui nous a quittés en 2009) avec son Kontakthof avec des jeunes de plus de 14 ans, l’un de ses spectacles majeurs sur la transmission, mais aussi le travail de George Balanchine et de l’un de ses plus fameux “héritiers”, Benjamin Millepied, monté par le prestigieux Ballet de l’Opéra de Lyon. Nous voulons également réaffirmer les liens tissés entre Lorient et certains chorégraphes, parmi lesquels Kader Attou, dont le travail manifeste une exemplaire ouverture sur le monde, Béatrice Massin dans le domaine de la danse baroque, ou encore la compagnie Prana, basée à Rennes. Diversité, fidélité aux artistes : c’est cette même volonté qui guide la programmation musicale. À côté de Christophe Rousset et ses Talens Lyriques, ou encore d’un groupe comme Moriarty, on y retrouve par exemple le chœur Arsys de Bourgogne ou l’Orchestre de Bretagne, ainsi que Michel Fournereau pour l’opéra Mozart et Salieri. Le jazz est à l’honneur avec la rencontre – sous le signe des deizioù – entre le Jazz Club de Turin et l’Orchestre de Jazz de Bretagne, David Krakauer avec Abraham Inc., sans oublier la très théâtrale Ute Lemper. La programmation jeune public est particulièrement riche. Outre les créations d’artistes familiers des Lorientais (la chorégraphe Cecilia Ferrario, basée dans le Finistère, ou Le Fil Rouge Théâtre), nous avons voulu mettre l’accent sur la manière dont certains artistes contemporains essaient d’inventer un théâtre à l’usage de la jeunesse : le metteur en scène Jean Lambert-Wild, qui revisite La Chèvre de Monsieur Seguin, l’écrivain Christian Oster mis en scène par Frédéric Bélier Garcia, ou encore Joël Jouanneau. Les arts du cirque sont représentés par Philippe Genty, et par de jeunes artistes de talents comme ceux du collectif Ivan Mojouskine ou du Cirque National du Vietnam. Cette présentation n’est pas exhaustive, et vous pourrez découvrir la diversité et la richesse de l’ensemble des propositions dans ces pages. Je crois à l’éclectisme, avec pour seul critère de choix la qualité des propositions, qu’elles soient classiques ou contemporaines. C’est à un voyage à travers les arts que nous vous invitons cette saison. »
Jean-Christophe Spinosi – fondateur de l’Ensemble Matheus, basé à Brest – et Boris Charmatz – qui dirige le centre chorégraphique national (rebaptisé Musée de la danse) à Rennes – sont associés au Théâtre de Lorient : est-ce une manière de prolonger et d’amplifier la politique artistique que vous avez menez à Lorient depuis 1996 ?
« Jean-Christophe Spinosi et Boris Charmatz sont des artistes de référence dans leurs domaines respectifs. Il est exaltant de pouvoir mener un dialogue avec eux et de pouvoir, dans l’avenir, imaginer des collaborations communes. Nous sommes tous les trois attachés à la Bretagne pour des raisons personnelles et différentes. Jean-Christophe Spinosi y a fondé sa famille et l’ensemble Matheus, puis a fait la carrière internationale que l’on sait. Il avait choisi et interprété la musique de scène pour L’Illusion comique de Corneille qui a marqué l’ouverture du CDDB [cette mise en scène a été couronnée par le Prix du Syndicat de la critique, Ndlr.].. Boris Charmatz vient de s’installer en Bretagne avec son Musée de la danse. Il développe des liens particuliers avec le théâtre et vient de triompher au dernier Festival d’Avignon… S’associer avec eux pour la musique et la danse, comme avec Madeleine Louarn, Marc Lainé et Christophe Honoré pour le théâtre, c’est ancrer encore davantage le lieu dans son territoire, tout en réaffirmant que le réacteur principal demeure la création : le Théâtre de Lorient est une maison ouverte aux artistes et aux publics, dans un dialogue permanent avec la création et les autres arts. »
En témoigne aussi, depuis octobre 2010, la création d’une certaine forme, inédite, de permanence artistique, avec la naissance de l’Académie…
« Effectivement, cette académie de théâtre est composée de jeunes acteurs étrangers et français d’origine étrangère – Roumanie, Corée du Sud, Mali, Maroc, Allemagne… – qui, pendant trois ans, travaillent à Lorient et présentent chaque année une création : La Place royale de Corneille, Guantanamo d’après le livre de Frank Smith et enfin La Faculté, une pièce que Christophe Honoré vient d’écrire à leur intention. Ces sept mercenaires du théâtre représentent poétiquement la “jeunesse du monde” dans sa mixité culturelle. Il est pour moi fondamental que le Théâtre de Lorient abrite en son centre des acteurs permanents, de surcroît cosmopolites, qui travaillent en français à l’exercice d’un théâtre d’art, dans un esprit de partage des savoirs et des connaissances liées à leurs différences. »
Plus précisément, qu’est-ce qui vous a décidé à initier ce projet, à Lorient ?
« L’imaginaire de ce port de l’Atlantique, son histoire m’ont donné l’envie de “commercer” par le biais du théâtre avec le reste du monde. Je suis devenu un “étonnant voyageur” curieux des langues et des cultures étrangères. Je suppose que le fait d’être breton y est pour quelque chose (sourire), je remarque le plus souvent cet esprit d’entreprise chez mes compatriotes, qui par histoire culturelle, par passion ou par nécessité ont construit des liens avec l’autre et avec l’étranger.
Je suis arrivé à Lorient pour y travailler et la première chose que cette ville m’a offerte fut l’appel de la mer : traverser l’Atlantique et rentrer à bon port chargé des spectacles créés ou vus à l’étranger. Lorient est une ville tout à fait singulière en Bretagne, récente (elle n’a que trois siècles et demi d’existence), et vouée au commerce avec l’extérieur, puisqu’elle a été créée pour y implanter la seconde Compagnie des Indes orientales. Je suis très attaché à ce port, à ce territoire, très attaché aussi à participer, par mon travail, à la construction de son avenir et au dépassement du traumatisme lié à sa destruction en 1942. Et je pense effectivement que la culture, la réflexion sur l’art, la création artistique participent de l’invention de l’avenir – non pas suivant des perspectives qui n’auraient pas été tracées, mais en retrouvant au contraire les perspectives initiales. Plutôt que de faire du commerce dans un esprit marchand, impérialiste ou “libéral”, il s’agirait de retrouver un commerce au sens noble du terme – celui d’un échange, d’un partage, d’une envie de connaissance. Avec l’Académie, j’avais envie de cet esprit pour créer et rendre à Lorient ce qu’elle m’avait donné : un autre regard sur moi-même. L’Académie, c’est à la fois un espace de transmission, de recherche et aussi de production. Une tentative de croiser les regards et de provoquer des rencontres (non seulement avec des acteurs, avec les spectateurs, mais aussi avec des universitaires, des philosophes, comme on en peut le voir en lisant les carnets de l’académie que le Théâtre de Lorient publie parallèlement à ce magazine). »
En ce sens, l’Académie s’inscrit dans le droit fil d’un projet comme celui de " De Lorient à l’Orient " en 2004?
« Après avoir mis en scène le Bourgeois gentilhomme à Séoul, nous avons accueilli à Lorient le Théâtre, le Ballet, l’Orchestre et l’Opéra National de Corée, pour la première fois en France, et organisé dix jours de rencontres et de spectacles autour de la culture coréenne, en association avec les autres institutions de la ville (les écoles d’art et de musique, la chambre de commerce, etc.). Ça a été un moment très important. Cette pièce française écrite sensiblement au moment de la fondation de la ville rencontrait les arts magistraux de la culture traditionnelle coréenne. De toutes les productions que le CDDB a pu présenter dans la grande salle, ce Bourgeois gentilhomme en coréen, chanté et dansé, a touché 5 % de la population de la ville. On entendait de la musique coréenne en boucle dans les rues, tout le monde s’était associé à l’événement… Cette capacité naturelle à l’ouverture est inscrite dans la culture de la ville et dans son imaginaire collectif.
Dans le même esprit, la création de La Place Royale de Corneille avec les acteurs de l’Académie ouvre la saison du Théâtre de Lorient avec une semaine d’événements consacrée au XVIIe siècle. Nous allons essayer de faire sentir d’une manière à la fois simple, accessible et contemporaine ce que pouvait être la culture au XVIIe siècle en France – et faire dialoguer le théâtre de Corneille avec la danse baroque, grâce à Béatrice Massin, et avec la musique, avec Christophe Rousset au clavecin … Toute notre programmation est guidée par un même propos : poser un œil neuf sur nos origines pour inventer l’avenir. »
En nouant des liens, aussi, avec les autres structures culturelles lorientaises…
« Le Théâtre de Lorient sera très présent sur le territoire lorientais, dans la continuité du travail exemplaire que les équipes ont pu mener en direction du public. Il continuera de travailler en relation étroite avec toutes les institutions, que ce soit les universités, l’École supérieure d’art, l’École de musique et de danse (dont l’orchestre soutiendra le chœur Arsys Bourgogne lors du concert Mozart inachevé), les institutions municipales, les associations, les établissements scolaires et périscolaires, notamment. Le Théâtre de Lorient portera une attention particulière aux projets mettant en lien professionnels et amateurs, voire novices, comme le Roman Photo proposé par Boris Charmatz et Maud Le Pladec et Accumulations par Dominique Jégou, et continuera de participer à des manifestations populaires telles qu’Orchestre en Fête ou les deizioù. Le travail avec les amateurs a toujours été une dimension importante de notre action : cette année, des spectacles tels que Roman Photo ou Mademoiselle Julie mis en scène par Frédéric Fisbach avec Juliette Binoche, feront appel à des danseurs amateurs de la région.
Cette proximité est essentielle. Il faut inventer des biais, des liens entre les gens et le théâtre, la musique ou la danse, et mettre en place nombre d’actions qui en facilitent l’accès, à tous. Si Le Théâtre de Lorient est d’abord un projet artistique, ouvert sur l’extérieur, il doit également être un projet culturel, qui parle directement à la population de Lorient, mais aussi du Morbihan et de la Bretagne. Pour que tout le monde, et notamment les plus jeunes, ait envie de franchir les portes du théâtre. C’est avec cet esprit que nous pensons Le Théâtre de Lorient: ne pas se limiter dans sa tête à un seul territoire. Nous appartenons au monde. »
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