Entretien · Éric Vigner · Marguerite Duras · François Regnault · LA PLUIE D'ÉTÉ
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Description du doc
Au commencement, il y eut cette phrase, isolée, trouvée dans un album d’enfant, et offerte par un ami proche à MARGUERITE DURAS. Une phrase tout à fait pour elle, digne d’elle : "Je retournerai plus jamais à l’école, parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas".
Il semble qu’il y ait eu ensuite le conte AH ! ERNESTO, publié on ne sait où, que personne ne retrouve, écrit par M.D. Sur ce conte, JEAN-MARIE STRAUB et DANIÈLE HUILLET firent un court métrage de sept minutes EN RACHÂCHANT.
Puis M.D. fit le film LES ENFANTS. Puis, dans la passion du jeu des acteurs des ENFANTS, et surtout d’AXEL BOGOUSSLAVSKI ("c’est l’acteur même", dit-elle), elle écrivit LA PLUIE D’ÉTÉ.
À ÉRIC VIGNER, sa sœur BÉNÉDICTE passa LA PLUIE D’ÉTÉ. Transporté sur-le-champ par un dialogue du roman, ÉRIC VIGNER décida de porter LA PLUIE D’ÉTÉ au théâtre, avec son atelier du Conservatoire National d’Art Dramatique. Il le présenta au Conservatoire. Il nous le proposa, à nous, au Théâtre de la Commune. Il fut facile de lui dire oui.
Brigitte Jaques et François REGNAULT
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M. DURAS : Avant tout, il faut annoncer que les enfants, pour la première fois dans l'histoire du théâtre, vont tenir seuls la scène.
E. VIGNER : Pour la première fois de l'histoire, le théâtre appartient aux enfants.
M. DURAS : Et ça, je trouve cela magnifique, enfin si on peut le faire.
E. VIGNER : Nous sommes tous des enfants d'une façon ou d'une autre. Mais là, ce sont tous des enfants qui jouent parce qu'ils ont tous 20 ans.
M. DURAS : Ils ont tous 20 ans ? Ah ! ce ne sont pas des enfants, vous n'avez pas pu.
E. VIGNER : Mais j'aurais bien aimé. J'essaie de travailler avec ce qu'il leur reste d'enfance.
M. DURAS : Ce ne sont pas des enfants, ceux-là. Hier encore, c'étaient des enfants. Aujourd'hui, ils le seront encore plus. Ils régressent. Ils vieillissent en rajeunissant. Vous n'avez pas pu faire autrement ou bien vous avez eu peur?
E. VIGNER : De toute façon, ça fait peur. Ce texte, ça rend fou. Ça a été comme la foudre, ça a été une révolution au Conservatoire.
M. DURAS : Mais vous l'aviez vu, le film Les Enfants ?
E. VIGNER : Oui, en 84.
M. DURAS : Comment ça finissait ?
E. VIGNER : Je crois que c'était un plan avec un arbre, non ?
M. DURAS : C'est très important, l'arbre.
E. VIGNER : Moi, je suis allé à Vitry après avoir travaillé sur le livre.
M. DURAS : Vous n'avez pas vu l'arbre ?
E. VIGNER : Si, j'ai vu l'arbre.
M. DURAS : Quand est-ce que vous avez vu l'arbre ?
E. VIGNER : Il y a une semaine.
M. DURAS : Moi, je l'ai vu il y a un an. Et il avait beaucoup, beaucoup grandi. Il était énorme comme je croyais qu'il devait devenir. Depuis, il a encore grandi, oui. Le livre a été perdu, oui. On ne peut plus l'avoir. Le livre et l'arbre, des objets sacrés.
E. VIGNER : Le livre brûlé.
M. DURAS : Le livre brûlé, oui, qui devient à son tour un martyr. Alors, comment commence la pièce ? Il y a un rideau, non ?
E. VIGNER : Il n'y a rien. Ça commence par la fin. Ca commence par la dédicace. Ça commence par la parole de Marguerite Duras. Ils ont le livre tout le long, c'est une lecture. La genèse de La Pluie d'été et des Enfants avant, c'est quoi ?
M. DURAS : Je ne sais pas. La Bible, j'ai toujours été très près. Je n'étais pas croyante. Mais je crois à ces gens, aux gens de la Bible. Moïse, je crois qu'il a existé, je crois que ça a été comme c'est raconté. Et ça s'est perdu. Parce que ces gens-là, je ne sais pas s'ils avaient besoin de fiction, de ne pas croire à ce qu'ils disaient. Ça s'est répandu jusqu'à maintenant, les gens ne lisent pas la Bible. Ou bien si c'est une protection du sacré sur la vie.
F. REGNAULT : Il y a un conte pour enfants, avant le film Les Enfants ?
M. DURAS : Je ne sais plus.
E. VIGNER : Au départ, il y avait un conte pour enfants.
F. REGNAULT : D'où sort la phrase "Je ne retournerai plus jamais à l'école, parce qu'à l'école on m'apprend des choses que je ne sais pas" ?
M. DURAS : Non, cette phrase m'a été donnée par je ne sais plus qui. Si, c'est par un homme qui vivait avec moi. Il l'avait trouvée, il l'avait trouvée, parfaitement. Il m'a dit : "Il y a un truc pour toi dans un album d'enfant". Et après, il m'a envoyé deux ou trois cahiers comme ça, mais il n'y avait que ça, il n'y avait que cette phrase.
E. VIGNER : Il y a cette autre phrase dans le livre: "Ah! la douceur insondable d'Ernesto."
M. DURAS : Ils sont seuls les enfants, ce sont des gens seuls, beaucoup plus seuls que les adultes. D'abord ils sont seuls avec les raclées, les raclées des parents, et beaucoup sont seuls comme les petits Portugais, les petits Espagnols; les petits Juifs ont été tués. Mais c'est un monde, un monde à pleurer, quoi. Est-ce que l'acteur qui joue Ernesto est content de le faire?
E. VIGNER : Oui, mais ça le rend fou. Moi aussi, ça m'a rendu fou. C'est un cercle.
F. REGNAULT : Tu m'avais dit que l'arbre, dans Les Enfants, c'était le Roi des Juifs, mais qu'il ne fallait pas le dire.
M. DURAS : Oui, pour moi oui. Que c'était... on sait pas qui, on sait pas où, les enfants, pour les enfants, c'était le Roi des Juifs, mais le livre est chez moi, il est en portugais.
F. REGNAULT : Quel livre?
M. DURAS : Ce livre noir, le livre blessé.
E. VIGNER : Le livre brûlé. Mais il a vraiment ce trou?
M. DURAS : Il est en cuir, et il y a le derrière du livre qui est complètement calciné. On me l'a donné comme ça, et depuis, les gens me disent: mais enfin, je vais le jeter à la poubelle, ce truc-là. Mais je ne veux pas. Mais il faut aller à Vitry.
E. VIGNER : Moi, j'y ai été il y a une semaine, et dans la même rue...
M. DURAS : C'est la rue...?
E. VIGNER : Berlioz. L'arbre, c'est 93, rue Berlioz, et il y a plein de jardins qui sont abandonnés.
M. DURAS : C'est le dernier, c'est le dernier arbre à droite.
E. VIGNER : Mais il est reconnaissable, c'est celui-là.
M. DURAS : Il a l'air exténué, l'arbre.
E. VIGNER : C'est un cerisier.
M. DURAS : Ah! non, non, c'est un sapin. Il est à l'angle. Ils sont obligés de se protéger de l'ombre, sans ça, il rendrait la vie impossible. Tellement il est grand. C'est curieux que dans cette rue où il n'y a que des arbres moyens, il est grand. Peut- être que ça entend, ça entend parler de sou; les arbres aussi.
E. VIGNER : Il y a le synopsis du filin, les dialogues du film, et en même temps, il y a les choses qui ont été données par les acteurs au moment du film et que vous avez ensuite écrites.
M. DURAS : C'est ça.
E. VIGNER : Et tout ça se mélange; c'est ça qui est formidable.
M. DURAS : Et vous gardez tout?
E. VIGNER : Moi, je garde tout.
M. DURAS : Très bien, très bien; on coupe trop, tout le temps.
E. VIGNER : Mais oui, je trouve qu'il faut prendre le temps; ça dure trois heures, quelque chose comme ça. C'est comme un fleuve, quand on a commencé, il faut aller jusqu'au bout. Moi, j'ai le sentiment qu'avec ce livre, c'est quelque chose qui coule.
M. DURAS : Parce que vous l'avez compris; parce que je ne gêne pas le film quand j'en parle dans le livre, je ne le gêne pas, je l'espère, parce que sans ça, ce serait horrible. Et ça se lit ? Même en moi-même, je me souviens de tout, finalement, et je l'ai fait, pas seulement pour un film, je l'ai fait pour tout, les dialogues, toujours, tout, toute forme de spectacle.
E. VIGNER : J'ai ouvert le livre et je suis tombé sur un dialogue entre l'instituteur et Ernesto.
M. DURAS : Ah! celui qui me fait plier de rire chaque fois, c'est quand il parle de Karl Marx, non? Il lui demande quel est son penseur, son philosophe, je ne sais plus quel est le terme, son auteur préféré, à Ernesto; Ernesto prend un air de vieux, il ne sait pas qu'il le prend d'ailleurs, et il dit qu'il doute d'un nom très célèbre, mais tu ne l'as pas en tête, ça?
E. VIGNER : Non, il n'est pas dans le livre; il est dans le film.
M. DURAS : Il faut que je vous donne mon livre.
F. REGNAULT : Écrire?
M. DURAS : Ça m'a fait plaisir d' écrire sur l'écriture; comme je suis sans préjugés, que j'en ai très peu, que je crois en avoir très peu, ça aura été très simple. Il ne faut pas que je cesse de travailler, tu comprends.
M. DURAS : J'ai quand même raconté l'histoire. Hein, Yann, je crois que j'ai raconté l'histoire aux comédiens. Et j'ai parlé du caractère, de la nature, plutôt, d'Ernesto. Parce qu'il ne peut pas arriver au personnage, Ernesto; il est trop vaste. Il est nommé, parce que c'est pratique. Ca m'émeut beaucoup, ce que je dis, parce que c'est ce que je pense de lui, ça. On le nomme, parce que c'est pratique, mais à tous les noms dont on le chargerait, il répondrait. Il ne sait pas qu'il s'appelle comme ça. Il ne faut pas, il ne faut pas dire le mot, mais c'est l'être humain, avec Yves Noël, peut-être, qui est le plus proche de la sainteté, que j'aie jamais rencontré. Une sainteté aride, complètement solitaire, et probablement sans lectures, sans rites, sans messe, uniquement accompagnée de solitude, et d'une solitude terne. Voilà. Mais je crois que si on arrivait à dire des phrases comme ça, ça serait aussi fort que de nommer. Plus fort, je dois dire. Vous êtes pas convaincus?
YANN ANDRÉA : Il y a un jeu, d'ailleurs, sur les noms, la mère confond les noms, elle l'appelle par tous les noms.
M. DURAS : Il râle quand elle se trompe. Là, je dis qu'on ne peut pas le nommer. C'est pas mal, quand même, qu'il y ait un personnage pour une fois innommable.