Revue d'Ésthétique N°26 · La ruse du passeur et la conscience de l'abandon · ALAIN HÉLOU
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La ruse du passeur et la conscience de l'abandon
ALAIN HÉLOU
J'ai rencontré plusieurs fois Éric Vigner, nous avons parlé de son premier spectacle, La Maison d'os de Roland Dubillard, et de son travail sur La Pluie d'été de Marguerite Duras ; mais c'est au cours de la représentation au Conservatoire national d'art dramatique que j'ai pris conscience de la nouveauté d'une démarche, d'un style. Que ce sentiment tienne à une familiarité relative de l'univers du théâtre, je ne le nie pas. Cela n'explique pas tout cependant.
Cette sensation semblait partagée par l'ensemble du public, quoique pour des raisons très variées, souvent intimes, dirait-on. Ce fil secret tendu entre les spectateurs et les comédiens, cette "connaissance invisible" qui avait envahi la salle, était à la fois le sujet de la représentation et son mode de rapport au public.
"Avec ce livre... justement... c'est comme si la connaissance changeait de visage, Monsieur... Dès lors qu'on est entré dans cette sorte de lumière du livre... On vit dans l'éblouissement... ", dit Ernesto.
Cet éblouissement unit Marguerite Duras et Éric Vigner qui, avec des ruses de passeur, discrètement, silencieusement, a installé le livre sur scène, a mis le livre en théâtre sans rien perdre de cet au-delà des mots qu'est l'écriture durassienne. De même que chez Duras ce dépassement du texte est un effet d'écriture, Éric Vigner suscite les conditions du ravissement du spectateur.
Ainsi parcourt-il les chemins de traverse de la théâtralité, le livre en mains, fidèle au souhait de DURAS de faire du théâtre "lu, pas joué". Ses comédiens se font passeurs de contrebande, de la lecture au jeu et du jeu à la lecture, ils investissent une parole au fur et à mesure qu'elle circule de l'un à l'autre. Le livre toujours à la main, ils se jouent du temps. Le présent du dialogue ne rompt pas le passé narratif, venant d'en deçà et d'au-delà, il le traverse, conviant le spectateur à "une écoute absolue". L'utilisation originale de l'espace brisant la frontalité du cadre de scène abolit presque imperceptiblement les frontières traditionnelles ; le spectateur, embarqué, accompagne le furetage des voix du récit au dialogue, de la scène à la salle. L'absence d'aspérités décoratives est une invitation à partager la mémoire toujours singulière du lieu investi, qu'il s'agisse du Conservatoire, d'une usine à matelas désaffectée ou d'un vieux cinéma de quartier.
Elle participe également de ce que l'on pourrait appeler un art de la pauvreté où le dépouillement et le dénuement facilitent l'inscription d'une émotion, d'un sentiment. Circulant au rythme des apparitions et des disparitions des comédiens par les trous d'un plateau troglodyte, l'imaginaire du spectateur rencontre la densité particulière des voix et des mouvements des comédiens.
Mais par quel mystère l'expression de cette intériorité sans fard, jamais forcée et presque mélodique, rejoint-elle l'intériorité du spectateur ?
"Ce qui m'intéresse chez un acteur, dit Éric Vigner, ce n'est pas sa capacité à composer un personnage, c'est quelque chose en lui-même que peut-être lui-même ne soupçonne pas et qui amène le public à comprendre que celui qui est sur le plateau est le même que lui."
Loin d'une recherche de catharsis, Éric Vigner parvient, par des ruses de passeur, à s'adresser à l'imaginaire individuel des spectateurs ; les mots imprègnent, irriguent, et le théâtre entre dans une vie, une histoire, comme par effraction. Tout communique, comme chez Duras, par une forme d'énergie intuitive qui s'écoule entre le jeu et la lecture, l'intériorité et l'extériorité, l'immobilité et le déplacement, et atteint le corps des spectateurs. "Je veux m'adresser aux corps des spectateurs car, comme le dit Jouvet, comprendre, c'est sentir, éprouver." Voilà ce qui rend palpable cette connaissance intime, et concrète la poésie.
Hélène Cixous, au sujet de Duras, écrit : "Tout ce qui passe par les êtres est d'une générosité infinie, infinie parce que tout le monde est reçu au niveau de la pauvreté, tout ce qui a tout perdu est reçu. Ca ne se ferme pas, ça s'ouvre à l'infini, mais à l'infini de la douleur." Cette douleur, cette conscience de l'abandon, est peut-être le trait d'union des spectacles d'Éric Vigner, elle chemine souterrainement, affleure à peine comme une histoire racontée en filigrane, comme ces histoires secrètes qui courent dans les tableaux, qui ne sont pas dites, qui sont derrière, en dessous. Son premier spectacle, La Maison d'os, est une pièce écrite par Roland Dubillard, après la mort de sa femme. C'est un texte sur l'abandon de la mort : "Si je la traite au premier degré, c'est sinistre ; ce que j'ai raconté, c'est une histoire de vie en dessous, c'est-à-dire qu'en dessous il y a quelque chose qui se produit, qui fait qu'on sort plein de vie, d'espoir, et en même temps on est profondément atteint. L'histoire de La Pluie d'été, c'est un peu la même chose : on rit et on sort profondément atteint par quelque chose qu'on soupçonne être notre mal actuel."
À l'origine de son travail, il y a une blessure intime et profonde, la mort d'une femme qui a donné son nom à la compagnie, Suzanne M. : cet abandon laisse dans le doute et donne la force non pas de le nier mais de le traverser, d'en faire son compagnon. Entre Éric et Ernesto, il y a comme une fraternité intime, un consentement au doute, une ouverture à l'inattendu.
"L'instituteur : Qu'est-ce qui reste à votre avis, monsieur Ernesto...
Ernesto — Tout à coup, l'inexplicable... la musique... par exemple."
Comme Ernesto, Éric Vigner est un funambule, oscillant constamment entre l'existence et l'inexistence de Dieu, l'espoir et son absence. Chaque spectacle est "une invitation à découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu'elle les illumine", invitation à écouter la petite musique du quotidien, à voir dans le banal plus que du banal, à sentir dans le concret sourdre la poésie. Il témoigne d'une présence, d'un espoir.
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