Entretien avec Arthur Nauzyciel · Jean-François Perrier · ORDET
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Entretien avec Arthur Nauzyciel
JEAN-FRANÇOIS PERRIER · Février 2008
Est-ce par le film de Carl Dreyer que vous êtes entré en contact avec le texte de KAJ MUNK
Arthur Nauzyciel : Quand j’ai fait ma première mise en scène, LE MALADE IMAGINAIRE OU LE SILENCE DE MOLIÈRE, je pensais que cette pièce avait à voir avec la résurrection, ou plus précisément, cette forme d’immortalité gagnée par MOLIÈRE. Je me suis souvenu du film de Dreyer que j’avais vu quelques années auparavant. J’imaginais alors une trilogie sur ce thème, qui com- mencerait par la résurrection de l’artiste, puis celle d’un être humain, et enfin d’une langue en train de disparaître. J’ai parlé de ce projet avec Isabelle Nanty, qui a des origines scandinaves, et elle m’a signalé la pièce de MUNK dont s’était servi Dreyer comme base de son scénario. Je l’ai lue et gardée près de moi pendant que je préparais LE MALADE. Cette perspective à long terme donnait du sens à ce spectacle en train de se créer. Je n’arrive jamais à envisager un spectacle comme un tout. Après LE MALADE, je ne savais pas si j’allais continuer dans la mise en scène et comment... Ce qui me fait avancer au théâtre, c’est de réinventer à chaque fois un processus de création. Je cherche l’adéquation entre ce processus et le projet, comme s’il en devenait le sujet même. ORDET, à ce moment-là, était impensable. Je ne me voyais pas engager ce travail très lourd dans le cadre d’une production traditionnelle, comme je venais de le faire pour LE MALADE. Alors est arrivée la proposition d’Atlanta de monter un Koltès, et je suis parti aux États-Unis mettre en scène Black Battles with Dogs/Combat de nègres et de chiens, et pour moi, cela a représenté le départ d’autre chose.
Comment ORDET (La Parole) est revenu dans vos projets ?
Vincent Baudriller et Hortense Archambault m’ont proposé de réfléchir à un projet pour la Cour d’honneur. C’était juste avant le Festival 2005. Je leur ai fait trois propositions, c’est ce texte qu’ils ont choisi, et c’était important pour moi qu’ils le choisissent. Dans le contexte de ce Festival, je trouvais intéressant d’y créer un spectacle qui s’appelle La Parole et pose, entre autres questions, celle de la foi. Comment la foi des papes, la foi religieuse, aurait été remplacée, depuis Vilar, par la foi des acteurs, celle de l’art, celle du théâtre, du collectif. C’était aussi l’occasion d’aborder l’un des sujets les plus brûlants aujourd’hui, dont on peut le moins facilement parler. Avant de créer ORDET, et pour se donner le temps, nous avons décidé de présenter au Festival Black Battles with Dogs, en 2006.
Finalement, vous présentez ORDET (La Parole) au Cloître des Carmes ?
En travaillant, j’ai eu le sentiment que la Cour n’était pas le juste lieu, parce que dans ce texte, dans l’histoire de ces gens, il y a une dimension profondément humaine et je voulais que les questions posées dans ORDET s’inscrivent entre les personnes sur le plateau et celles qui sont dans la salle. Je trouve que la Cour a une trop grande verticalité. L’ensemble des personnages semble soumis au divin, alors que le rapport à Dieu de chacun est direct et de l’ordre de l’intime. Les Carmes, ancien espace de spiritualité mais à échelle humaine, me semble être un lieu plus équilibré pour traiter du religieux et du profane.
Qu’est-ce qui, aujourd’hui, vous intéresse dans ce texte ?
Ce que j’aime, dans la pièce telle qu’elle est, c’est qu’elle est écrite par quelqu’un qui aime le théâtre. D’abord, c’est une belle histoire. Sa structure classique se justifie par rapport au propos : le miracle est quelque chose d’irrationnel qui intervient dans un monde rationnel et familier. L’idée n’était évidemment pas d’“illustrer” ORDET, de représenter un drame paysan naturaliste. La question centrale : “croire ?” est passionnante. Mais il serait réducteur de ne voir là qu’une pièce sur la religion. Elle ne nous interroge pas uniquement dans notre rapport à Dieu. Mais sur le doute, sur le désir ou la nécessité de croire. C’est intéressant aujourd’hui, alors qu’on amalgame “laïcité” et “athéisme”, ou “religieux” et “intégriste”. Dire “je suis croyant” suffit pour être soupçonné de fondamentalisme. On confond la spiritualité et le dogme. On a peur d’aborder ces questions. Ce qui m’intéresse, c’est comment vivre. Comment, face à cette inquiétude fondamentale qu’est l’existence, Dieu devient une possibilité, une création humaine pour supporter les deuils, affronter la finitude de nos vies. C’est aussi la question : comment, ou en quoi, peut-on croire aujourd’hui ? Quand on voit ce qui nous entoure, dans quel monde vit la plus grande partie de l’humanité au sortir du XXe siècle... Il y a encore des gens qui ont envie de construire, de vivre, de faire des enfants, de faire du théâtre ! Ça me bouleverse. Sur le plateau, j’ai envie de montrer comment une communauté humaine va faire confiance à la parole, au langage, à ce qui est de l’ordre de l’invisible, à l’amour. Et dans l’expérience de la représentation, va se poser la question de l’existence de Dieu, malgré ce que l’on sait des horreurs du monde jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit en somme d’une quête, et par là, nous nous trouvons au cœur d’une interrogation contemporaine.
Vous avez fait appel à Marie Darrieussecq pour une nouvelle traduction ?
Oui je voulais un écrivain de ma génération, une femme, dont ce soit la première traduction, et le premier travail pour le théâtre. Je crains les habitudes. Pour arriver au français, nous sommes partis à la fois d’une traduction littérale du texte danois et d’adaptations étrangères. Le but était de trouver le rythme de la pièce, son langage, celui des personnages sur le plateau. Celui que l’on partage crée la communauté. J’ai pensé à Marie car elle possède un vrai sens musical, un sens fort du rythme, et un rapport au vocabulaire étonnant, amoureux. En lisant White, j’ai trouvé tout ce que j’aimais: une histoire d’amour racontée par les “esprits” des personnages principaux. Ça se passe sur une base scientifique de l’Arctique au milieu des glaces. Il y a tout : la neige, les fantômes, un collapse de temps, où le présent, le passé et le futur sont mélangés. Le choix des mots est important dans une pièce qui s’appelle La Parole et qui aborde l’énigme de la parole performative, la parole qui fait advenir, exister. La base de ma direction d’acteurs, c’est la langue : elle les fonde, elle les tient. Je leur demande de se laisser construire par ce qu’ils disent. C’est par la justesse du rythme et de la langue qu’ils accèdent au sentiment. Ce travail a été une vraie rencontre. D’ailleurs, suite à une invitation du Théâtre national d’Islande, Marie a écrit pour moi sa première pièce, et je vais la créer là-bas : Le Musée de la mer. Elle est également auteure-associée au Centre dramatique national d’Orléans que je dirige depuis juin 2007.
Pourquoi une préférence pour une auteure ?
La “femme”, surtout Inger, la mère qui meurt, a une place très particulière, et peu conventionnelle dans ORDET. Elle est un guide pour les hommes. Elle les révèle à un mystère. Sa petite fille sera une autre Inger. C’est peut-être elle qui rêve l’histoire. Dans ORDET les femmes semblent prendre possession de la suivante, un peu comme les fantômes dans les cultures nordiques. Il y a transmission de l’histoire à travers elles. Une conscience de la naissance, de la mort et de l’existence.
Comment avez-vous choisi vos collaborateurs ?
J’essaye de ne pas m’enfermer dans une esthétique. Chaque création doit naître d’un processus nouveau, lié à l’essence du projet et aux rencontres que je peux faire. Avec le metteur en scène Eric Vigner, c’est une longue histoire, puisqu’il m’a dirigé comme acteur, qu’il a produit mes premières mises en scène créées au CDBB, qu’il a fait pour moi le décor de Place des Héros à la Comédie-Française. J’ai eu d’autant plus envie de poursuivre cette collaboration qu’aux Carmes, en 2006, avec Pluie d’été à Hiroshima, il a vraiment réinventé le lieu. Cela faisait longtemps que j’attendais le bon moment pour travailler avec José Lévy. Il est styliste et designer. C’est la première fois qu’il travaille pour le théâtre. J’aime son regard poétique et fin sur les costumes et les corps qu’il habille. Enfants, nous avons passé beaucoup de temps ensemble, et nous nous retrouvons après des années. Et avec Damien Jalet, danseur, chorégraphe et collaborateur artistique de Sidi Larbi Cherkaoui, je mène depuis 2003 un travail un peu parallèle, qui m’a beaucoup nourri. Nous avons travaillé ensemble sur Beckett (L’Image) et sur Jules César à Boston. Pour moi, la dimension chorégraphique, l’attention au mouvement, c’est fondamental. Avec eux, j’espère donner forme à quelque chose qui relève de l’inconscient, du secret, du mystère. Un spectacle n’est pas l’illustration d’un thème, mais la matérialisation d’un enjeu intime, d’un sentiment.
Vous ajoutez une partie musicale qui n’est pas dans la pièce originelle ?
Dans le spectacle, il y aura évidemment la présence de la voix et du souffle. Cela me semblait d’autant plus important que l’on joue en extérieur. Marcel Pérès, grand spécialiste de la musique médiévale, peu ou pas écrite, travaille avec l’Ensemble Organum sur la transmission et la tradition des chants polyphoniques anciens, sacrés ou profanes, dans toute l’Europe, de l’espace méditerranéen à la Scandinavie... Il recherche dans le monde et à travers les siècles des œuvres musicales ou des formes de chant qu’il ressuscite, en fait. Il rassemble et compose pour le spectacle une mémoire du chant qui va habiter l’espace, du VIIIe siècle à aujourd’hui. Comme si les personnages étaient pleins de ces voix-là, depuis des temps très anciens. La pièce possède une forme d’universalité. Quelque chose qui nous renvoie à l’origine et à la fois une ouverture sur l’avenir. La question religieuse, ou plutôt le rapport de l’être humain à l’invention de Dieu ou à la question de l’existence de Dieu, est liée à l’absence de réponses à des interrogations existentielles : la mort, l’au-delà, la réalité de nos vies. C’est très archaïque en même temps.
Le refus de la mort passe par l’attente de la résurrection ?
MUNK a été confronté très jeune à deux deuils successifs, son père puis sa mère. Vivant dans un milieu très religieux il a attendu une résurrection qui n’est jamais venue. Cette absence du miracle l’a marqué à vie. Malgré cela, MUNK est devenu pasteur. Pasteur rigoriste dans le sauvage Jutland, mais aussi poète et dramaturge très célèbre à son époque. Il y a là un paradoxe qui se retrouve dans la pièce et l’éclaire étrangement. MUNK utilise le théâtre pour rattraper quelque chose, réussir cette résurrection attendue. Il donne la possibilité aux spectateurs de croire avec lui, le temps d’un instant, à cette revanche sur la mort et le réel. Voilà pourquoi la pièce est émouvante. ORDET n’est pas un débat théologique : croire, c’est aussi croire dans l’histoire qu’il nous raconte.
Vous évoquez souvent l’idée que le théâtre est un lieu où les vivants convoquent les morts.
Je viens de monter Jules César à Boston, un spectacle très important pour moi parce qu’il cristallisait énormément de choses et que cette idée y était, encore une fois, centrale. Pourquoi ce rapport au théâtre en tant que lieu hanté ? J’ai l’impression que les personnages sont des fantômes, ou des revenants, qui nous racontent un pan de leur histoire et sont porteurs d’une mémoire collective. Le théâtre m’intéresse quand il réunit la salle et la scène, que l’espace est partagé entre les acteurs et les spectateurs et qu’on ne sache plus très bien au bout d’un moment de quel côté sont les morts et les vivants. C’est aussi très nordique.
Ici, cette dimension va être complètement exacerbée avec le miracle.
Oui, ce qui est extrêmement troublant, c’est que ce miracle arrive à la fin, qu’il est expédié en trois répliques. Et ça se termine par : “Pour nous la vie ne fait que commencer.” Mais avant, alors, c’était quoi, si la vie commence à la fin ? Et si la résurrection est la fin des temps ? Le théâtre est troublant dans son rapport entre le réel et l’illusion. Le miracle à la fin est effectivement un miracle, mais on est au théâtre, donc c’est le simulacre du miracle. À partir du moment où, au théâtre, les morts se relèvent toujours, c’est comme si la mort était une cérémonie, et l’expérience de la représentation une façon de conjurer la mort. Une célébration du vivant.
Parmi les questions posées, il y a aussi celle de l’amour ?
Comme le dit Paul Virilio: “Il ne faut pas fantasmer sur l’au-delà du monde, sur l’au-delà de la Terre, et sur l’au-delà de l’homme. L’homme n’est pas le centre du monde, il est la fin du monde. La première façon de s’aimer, c’est la parole...” MUNK a une façon très juste de raconter l’amour qui unit cette famille, même dans ce qu’il y a de plus charnel. L’ORDET de MUNK est vraiment une parole d’amour.
Le miracle de la résurrection se réalise non pas par l’intercession du pasteur mais par celle d’un personnage qui se présente comme le Christ et qu’on pourrait considérer comme un illuminé ?
Le personnage de Johannès est éminemment poétique car il a une vision de l’inexplicable, de l’inexprimable. Peut-être voit-il ce que beaucoup ne peuvent pas voir. Pour moi il est un peu comme un libre penseur. Et une figure de l’artiste aussi. Il fait le lien entre les morts et les vivants, le visible et l’invisible, il est dans la Parole, plus que dans le langage.
Le parcours personnel de MUNK est lui-même sujet à beaucoup d’interrogations ?
Oui. Mais c’est surtout son parcours “politique” qui est surprenant et peut sembler paradoxal. Il soutient très tôt les dictatures fascistes mais dès qu’il est témoin des persécutions anti-juives, il devient un opposant virulent qui, dans ses sermons, attaque publiquement l’idéologie nazie. Il est arrêté le 4 janvier 1940 et assassiné le jour même sur ordre de la Gestapo. On trouve dans la vie de MUNK cette espèce de paradoxe qui existe dans la pièce, où l’on ne sait jamais quoi ou qui croire et où la question du doute va de pair avec celle de la croyance.
Vous avez pris la direction du Centre dramatique national d’Orléans-Loiret-Centre en Juin 2007. Comment envisagez-vous cette nouvelle responsabilité ?Comment refonde-t-on le théâtre pour qu’il soit en phase avec son époque ?
Il ne s’agit pas de faire du théâtre un lieu d’art transdisciplinaire mais un lieu d’art du théâtre en s’appuyant sur tout ce qui peut l’enrichir : cinéma, arts plastiques, musique électronique par exemple. C’est aussi pour cela que je veux partager le lieu de création qu’on m’a confié avec d’autres metteurs en scène qui apporteront leurs expériences, différentes des miennes, toujours dans une démarche d’ouverture aux pratiques artistiques contemporaines. Symboliquement, je trouve juste d’ouvrir ma première saison avec un spectacle qui s’appelle ORDET (La Parole).
Propos recueillis par Jean-François Perrier en février 2008
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