Près la Sublime Porte · Lettre de François Regnault à Éric Vigner · BAJAZET

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Près la Sublime Porte

Lettre de FRANÇOIS REGNAULT à ÉRIC VIGNER · 21 mai 1995

Je me souviens maintenant de ce grand pan de mur qui oscillait, oblique, sur la gauche, ou bien, vertical, pivotait vers nous, découvrant le lieu sombre où Bajazet avait été enfermé tant d’années, ou bien, s’avançant vers nous, parallèle à nous, bouchait tout l’espace, refermant le lieu sombre, et s’abaissait pour finir comme une dalle funèbre sur les drames ottomans.

Il sortait alors de l’ombre, du lieu clos, du cœur maudit du sérail un grand et frêle garçon solide et blond, vêtu d’un pantalon de flanelle et d’une tunique de lin, les yeux immobiles et fixes vers le néant qui l’attendait, habitué à fixer le néant dont il sortait, et voyant comme à travers un voile ces femmes qui se le disputaient. Il avait choisi d’en aimer une, et de n’aimer pas l’autre.

Le reste est trouble, et mon souvenir déjà s’estompe, de cette représentation vue hier, qui ne me demeure plus qu’intérieure, et que cache encore comme un écran ce mur, ce pan de mur oscillant, qui cache et révèle ce qu’Acomat appelle les détours du sérail.

Mais comme je suis content, malgré l’évocation mythique des eaux du Bosphore, l’approche sanglante d’Amurat, la présence invisible et ténébreuse du funeste Orcan, le passé fabuleux des Sultans, l’Orient si proche et qui s’étend sur toute l’Asie à leur merci, comme je suis satisfait qu’aucun autre espace que celui-ci, divisé, de la scène, n’enferme l’action de BAJAZET, la pièce enfermée de RACINE, celle que JULIEN GRACQ imagine en un lieu bas et obscur et inatteignable, proche de la chaise électrique, ou le lieu du nœud coulant.

Aucun autre espace, car l’unité imprescriptible de lieu interdit qu’on imagine dehors ces monuments byzantins, ces palais lambrisses, ces mosquées d’azur, ces citernes glauques et cette Corne d’or jusqu’à la Mer Noire dont vous rêvez, vains lecteurs de Mille et une Nuits, mais elle n’empêche pas, grâce au pan fluctuant du mur, que deux espaces ne soient constamment contenus en un, et que tout ce que prend pour s’étendre la moitié de celui qu’on voit, c’est sur celui qu’on ne voit pas qu’il le prélève. Il ne reste donc à ces errants sur place qu’à se partager ce petit lopin carré, sinistre, et la liberté offerte par Roxane au jeune homme précieux et séquestré, elle ne s’ouvre guère que sur la pièce voisine, et rien n’a d’accès extérieur qu’à ce que RACINE appelle, non sans qu’un froid dans le dos vous saisisse, ‘la chambre prochaine’.

Plus présents que le souvenir, qui m’efface d’heure en heure cette représentation incantatoire, terrible, envoûtante, insidieuse, les personnages, acteurs en moi familiers, jouant ensemble avec tant d’intelligence intérieure cette tragédie étrange, étrange parce que le poète s’essayait à sortir de l’Antiquité, de ces chers Grecs, de la Rome de Tacite, et rapprochait lentement son scénario et son film des régions contemporaines, étrange parce que le fascine l’érotisme inédit d’un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble, et où toutes ces femmes n’ont point d’autre étude, dans une éternelle oisiveté, que d’apprendre à plaire et à se faire aimer, et où réduites pour nous à deux, elles n’ont ici que deux frères à se mettre sous la main, mais qu’un seul les attire, phallus innocent élevé dans la pénombre, et que ne concurrence plus la virilité des Sultans en allés.

Oui, les acteurs me sont maintenant plus présents, plus intérieurs que le décor, et pris dans le regard fixe, presque inhumain, du prince interrogateur, j’entends vers à vers la voix grave, ambrée, de Roxane parlant aux murs ou au vide, comme Ariane ‘aux rochers contant ses injustices’.

Comme si ses plusieurs assez longs monologues fonctionnaient comme le récit de Pymène dans BORIS GODOUNOV, sauf qu’à la sainte chronique des tsars s’est substitué monstrueusement le Journal, tenu nuit à nuit, de son désir.

La lenteur, qui n’est pas lente, mais une pousse homogène de la parole, évoque ce qui s’en écrirait sur une paroi fabuleuse, et les lettres qui circulent pour le pire dans les derniers actes contribuent à cette impression en moi d’un texte, d’une texture tissée maille à maille par la navette implacable, et quand je regarde chez moi ce texte de RACINE, chaque vers me revient à la pensée de ce qui me fut prononcé hier, par Roxane, par le prince incandescent, par la jeune fille, Atalide, vraie jeune fille sympathique et audacieuse comme Aricie, comme SHAKESPEARE et RACINE en ont souvent inventées, par le calme Acomat qui sait tout, sage et serein, chroniqueur aussi chargé d’une tâche plus officielle, par les confidents sympathiques, habitués à se débrouiller dans l’humide taudis qu’on leur impose, par Zatime, mieux renseignée, elle, des actions de l’impossible extérieur, dont nous croyons à peine pouvoir respirer, lorsqu’elle y ouvre quelque invisible jalousie, l’air du large.

Qu’ai-je à faire de tout me rappeler ! Croyez-vous, critiques inutiles, approbateurs ou execrateurs, qu’il vous faille tout évoquer, ni les gestes d’éventail, que vous direz rituels d’un nô - mais non -, ni l’art de la diction tenue, liée, avec cet évitement des hiatus conforme à ce qu’écrivaient effectivement les Classiques, que vous direz psalmodie - mais non -, ni les maquillages appuyés, que vous signes ou clins d’œil, - mais non -, de cette immobilité que vous direz hiératique et sacrée - mais non.

Car s’il n’y a que fantômes - mais non - ces êtres de chair, perdus pour toujours sans le savoir dans une civilisation de cul-de-sac, occupée de successions vaines et d’amours méchants, ils souffrent inutilement, car, au moment où ils se pressent comme les Ombres des Enfers pour boire en moi mes offrandes aux morts et mon sang noir, est-ce que je ne découvre pas qu’une expérience inédite du tragique, bien en deçà de la crainte et de la pitié, me fait vérifier l’atroce vanité du sérail, la prison de la règle devenue folle, et une version éternelle du théâtre, cet enclos.
Sa version de cruauté, quand à cause de mœurs illicites qu’il se fascine à décrire, il néglige et omet d’en rendre la moindre justice.

PS : Puisqu'il a été question de Reviens à toi (encore), de Gregory Motton, je veux dire combien ce Mystère mystique m'a plu, mis en scène par Eric Vigner, et représenté au Théâtre de l'Odéon. Motton, conformément au malentendu qui accompagne immédiatement tout auteur nouveau, et qui est comme la gangue grossière entourant un fruit délectable, malentendu indispensable, en un sens, afin que le fruit ne soit pas trop tôt dévoré, il fait croire qu'il traitait des paumés des banlieues anglaises, de petits malfrats qui ne payent pas leurs loyers, et d'idiotes qui avortent dans des poubelles. Il y a de tout cela, comme il y a des cocus chez Molière et des bouffons chez Shakespeare. Mais ce théâtre est sans doute davantage un théâtre d'essence, que de situation. Par quoi on comprend qu'il plaise à Claude Régy, et par quoi on peut louer Vigner de le monter ainsi. Les commentateurs, écrasés par un demi-siècle de crétinisme sociologique, n'y voient que la misère. Quelques-uns iraient jusqu'à dire : notre misère. Mais oui ! Et allez plus loin. Misère de l'homme sans Dieu. D'où la justesse vérifiable de ce patient déroulement liturgique qu'Eric Vigner imposait à la pièce, dans les gestes, dans la diction, dans l'immense espace cathédral et usinier d'où surgissent tout à coup des ruisseaux de sang ; non sans qu'une loge de côté, où apparaissaient ces mêmes personnages, essentielle triplicité, dès qu'ils avaient quitté le plateau, et comme pour regarder la scène encore habitée de leurs pas et de leurs échos, ne leur offrit un refuge pour se donner à eux-mêmes cette dimension de l'humour qui, en Angleterre, est, depuis Wilde et Chesterton, une dimension catholique de la sainteté. Mais c'est moins selon quelque itinéraire mystique, où je craindrais que s'engouffrât le commentaire, pour suivre encore une mode mystique, que se jalonnait l'action exemplaire, que dans la révélation, le dévoilement plutôt, plutôt encore l'effeuillage insensible des êtres vers la contemplation en eux, au-delà des horreurs et des turpitudes où les voue un Satan innomé, de ce qu'on appelle, et qui est aussi une des passions du théâtre, la bonté.

Et quant à la divine cornemuse qui accompagnait le mystère, comme, en une pauvre paroisse de campagne, un harmonium la messe, laissez-moi y entendre encore en moi cette voix drôlatique, médiévale, campagnarde, ironique, sincère et tonitruante, qu'il appartiendra à trop de sublimes instruments de la grande musique d'ensuite de faire taire, faute de la contenir.

Identité du doc

Sujet: 
Les détours du sérail
Date: 
21 May 1995
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Spectacle: 
BAJAZET

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