ODB-Opera.com · 14 novembre 2013 · ORLANDO

ODB-Opera.com · 14 novembre 2013 · ORLANDO
Une fête mystérieuse et baroque pétrie de grâce.
Web
Critiques
Jean Jordy
14 Nov 2013
ODB Opéra
Tous droits réservés

ODB-Opéra

14 novembre 2013 · JEAN JORDY

Orlando se présente dès l’abord sous l’aspect d’un conte et d’un récit initiatique. Dès les premières scènes où le mage tente vainement de raisonner le héros impulsif pour lui apprendre à se dépasser jusqu’à la dernière où vainqueur, par la grâce d’un philtre, de la folie d’amour, il accepte le mariage entre sa princesse et son rival, le livret conduit Orlando de l’ignorance au délire, puis au sublime pardon et à la réconciliation. Cet itinéraire fait du paladin de Charlemagne celui qui vainc non pas seulement les ennemis, mais ses démons intérieurs – dont la passion amoureuse - et sorti des Enfers (scène de la folie) recouvre lucidité, générosité et vraie grandeur. Mais cette présentation que la seule lecture du synopsis pourrait justifier fait l’impasse sur deux aspects essentiels de l’œuvre:
- d’une part l’importance de la magie qui plonge le théâtre dans un univers - baroque à coup sûr - de faux semblants, d’illusions, d’incertitudes : œuvre notablement ambigüe, l’opéra emprunte à l’enchantement représenté par le maître du jeu, le sage Zoroastro qui célèbre dans son air d’entrée les "hiéroglyphes éternels et les mystères obscurs" (Gieroglifici eterni... belle oscurità).
- d’autre part ce que Piotr Kaminski nomme le "mélange du serio et du buffo qui refuse de dire son nom". Quelle mise en scène, quelle interprétation peuvent-elles rendre la complexité d’un opéra qui mélange ainsi les genres, marie scènes pastorales ou lyriques et airs dramatiques, fait entendre la tendresse et la folie, le désespoir et une légèreté teintée d’humour ? Et comment concilier ces contraires : Orlando, entre larmes et armes, tigre de papier ou héroïque et douloureux mal aimé ? Preux vaillant ou Hercule aux pieds d’Omphale?

On attend d’Éric Vigner et de Jean-Christophe Spinosi maîtres d’œuvre de cette production, présentée d’abord en Bretagne avant Toulouse aujourd’hui et Versailles à la fin du mois, de rendre compte de cette souriante complexité. Ils y parviennent de concert, mais curieusement par des voies assez opposées... Orlando sauvé de l’amour : tel est le parti pris clair et convaincant que défend Éric Vigner. L’omniprésence de Zoroastro, spectateur ou maître d’œuvre omnipotent, et de ses deux élégants anges noirs – sortes d’avatars de l’Heurtebise de Cocteau - transforme l’ensemble des épisodes en une série d’épreuves imposées au héros : le magicien soumet le jeune homme à ces rudes peines pour le détourner des plaisirs débilitants de l’amour et le conduire à nouveau sur les pas de Mars. Par exemple, c’est sans ménagement que les deux lieutenants du sage impitoyable contraignent l’aveugle passionné à constater de visu les preuves de la trahison de l’aimée. La mise en scène d’une grande sobriété n’impose que peu à peu sa vision esthétique. Le premier acte se déroule sur le plateau quasi nu. Par instants, coulissent de grands panneaux de bois suggérant les colonnes d’un péristyle ou d’un palais, puis une haute futaie. Ce dépouillement n’est pas pour rien dans la relative froideur de cette partie du spectacle que ne parviennent pas totalement à réchauffer le mélodieux quintette des chanteurs ni la direction pourtant fiévreuse de Spinosi. Après l’entracte, tout change. La tombée d’un grand rideau de perles, ses couleurs irisées, les éclairages inventifs, le jeu des lanières savamment agitées donnent mouvement, intensité, flamme à un univers onirique où se déploient tous les chatoiements du chant et de la musique de Haendel. Les multiples épisodes merveilleux qui émaillent l’intrigue (enlèvements, apparitions, métamorphoses des lieux) sont gommés ou évoqués avec une efficace économie de moyens qui concentre l’attention sur les relations entre les personnages et le chant. Les costumes contemporains semblent intemporels : crème, pastels, ils parent une caste aristocratique (Orlando, Angelica, Medoro) qui expose ses sentiments et explore ses états d’âme. De rares accessoires ou attributs (la canne épée d’Orlando, le bracelet d’Angelica) complètent la représentation d’une société raffinée qui n’ignore cependant pas la cruauté ou le mensonge. La projection vidéo d’une scène de "repos du guerrier" - sur smartphone géant de surcroit - s’impose-telle ? Broutille sans doute que cette concession inutile à la modernité, qui ne nuit en rien heureusement à l’élégance d’ensemble.

Nous n’avons pas, à l’instar d’Angelica, à nous poser la question "E tu, Orlando, ove sei ? : Et toi, Orlando, où es tu ?" tant le personnage s’impose dès sa première apparition. David DQ Lee fait miroiter toutes les facettes d’un rôle complexe, changeant, qui frôle le ridicule et rétablit sa dignité, joue les adolescents irréfléchis, les amoureux transis et aveugles, le guerrier impétueux, le noble cœur, rendant tous ces désordres sympathiques et touchants. Familier de l’opéra baroque et de Haendel singulièrement, le contreténor canadien joue d’une voix dont la suavité reste masculine, dont la caresse sait devenir rudesse. La très attendue scène de la folie aux hardiesses qui émerveillaient les contemporains du compositeur révèle toute sa force, autant par la variété des accents, des tempi et des registres que par le jeu ardent du jeune ténor qui ose sur les dernières reprises un a cappela et un ralentissement dramatiquement superbes. A tout instant, le souffle, la projection, les couleurs, l’articulation sont mises au service de l’expressivité. Ainsi du paisible et mystérieux air du sommeil ("Gia l’ebro mi ciglio") ou des vocalises folles et autres sauts d’octave du "Cielo ! Se tu il consenti". Kristina Hammarström chante Medoro, le rival heureux d’Orlando. La cantatrice sert Haendel dans maintes œuvres (un site en ligne de vidéos en témoigne abondamment) et elle était Medoro dans le Orlando du tandem Jacobs / Audi de la Monnaie aux côtés de Bejun Mehta (avril 2012). La mezzo suédoise séduit par une voix superbe, prenante, riche de couleurs comme dorées, qui donne sa pleine mesure dans les adieux aux arbres aimés du "Verdi allori". Finement crédible dans ce rôle travesti, elle lui confère noblesse, dignité, délicatesse. Dès son premier air "Se il cor mai ti dira" , nous cédons comme Dorinda au sortilège de cette voix enveloppante. Et le charme opère jusqu’à la fin. Dans le rôle d’Angelica, la lumineuse Nannetta du Falstaff capitolin, Adriana Kučerová apporte à la fière princesse une finesse de jeu, une féminité, une séduction peu communes. La voix limpide s’élève, pure et fraîche. La virtuosité puissamment assumée du "Non potra dirmi ingrata" souligne à merveille les inquiétudes à laquelle est en proie l’héroïne. Quant au "Verdi pianti", il séduit par ses courbes mélodieuses et la tendresse de sa berceuse, servie par une musicalité à ravir. Le rôle - de fait, central - de la jeune bergère mal aimée revient à Sunhae Im, déjà Dorinda dans la production bruxelloise. L’air du rossignol révèle une suavité vocale pleine de délicatesse, qui s’épanche avec la mélancolie qui sied dans ses airs d’amoureuse sacrifiée. "Tra cailigni profonde" gronde Zoroastro à l’acte II. C’est bien dans ces "ténèbres profondes" que nous entraîne le personnage campé par Luigi DE Donato. Figure noire du mage, il pare d’une voix sombre à souhait l’omniscient protecteur qui impose à son protégé égaré une rude thérapie. Le trio théâtral qu’il compose avec ses deux acolytes (les comédiens Grégoire et Sébastien CamuZet) convainc de la cohérence de la vision proposée.

Spinosi est... Spinosi. Comme dans Le Messie offert l’an dernier à Toulouse avec la même équipe (ensemble Matheus, David LQ Lee, Adriana Kucerova), son engagement est total : il respire cette musique qui le transporte, le fait comme danser. On admire son attention au plateau, son énergie, la vitalité qu’il insuffle, sans jamais sacrifier le lyrisme et le chant. Les excellents instrumentistes sous sa direction, les chanteurs sous son impulsion paraissent portés, soulevés comme par tous les souffles d’Eole, tantôt tempétueux, tantôt caressants. Le plaisir de jouer, de partager, l’enthousiasme du public sont tels que l’on nous gratifie d’un bis du chœur final pour chanter les "louanges de la gloire et de l’amour". Peut-on souhaiter plus belle conclusion à cette fête mystérieuse et baroque, moins pétrie de fureur que de grâce?