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24 octobre 2013 · EMMANUEL ANDRIEU
Une soirée haendelienne réussie
Cette production d’Orlando de HAENDEL est d’abord l’aboutissement d’un projet régional réunissant, outre l’Opéra de Rennes, le Quartz de Brest et le Théâtre de Lorient, ville dans laquelle le spectacle a été créé début octobre. Coproducteurs du spectacle, le Théâtre du Capitole de Toulouse, puis l’Opéra royal de Versailles, accueilleront également, courant novembre, cette belle production.
Orlando, créé au King’s Theatre de Londres en janvier 1733, n’a été que très rarement monté en France, hors la fameuse production du duo Carsen/Christie au Festival d’Aix-en-Provence (cuvée 1993), et une autre, en octobre 2010, cette fois signée David McVicar, pour l’Opéra de Lille. Cet oubli relatif sur nos scènes – par rapport à d’autres titres du compositeur allemand – ne peut être imputé à la partition, certes plutôt austère mais néanmoins superbe, ni à l’intrigue, qui est, pour (du) HAENDEL, assez simple. Peut-être est-il dû à l’extrême difficulté des parties vocales, surtout le rôle-titre, qui exigent non seulement une grande facilité dans la colorature, mais aussi une implication dramatique plus intense que la plupart des opere serie du XVIIIe siècle. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’Alain Surrans a eu la main heureuse en engageant une équipe vocale (de renommée internationale) qui frôle l’idéal.
Mais éclairons d’abord le lecteur – au vu de la rareté de l’ouvrage – sur l’intrigue: le chevalier Orlando préfère Vénus à Mars, ou l’Amour à la Gloire, malgré les avertissements du magicien Zoroastro, qui lui prédit mauvaise fortune dans le domaine de l’amour. Orlando aime Angelica, reine de Cathay, qui accepte sa demande en mariage car il lui a autrefois sauvé la vie. Mais elle aime le prince Medoro, qu’elle a soigné après son naufrage, et qui lui rend son amour, bien qu’il soit chéri à son tour par Dorinda, bergère chez laquelle il a passé sa convalescence. Conformément aux prédictions de Zoroastro, la malheur ne tarde pas frapper: Orlando devient fou et tue les amants, qui sont ressuscités par Zoroastro, et Orlando renoncera à l’amour pour lui préférer la gloire. Ce livret inspire à HAENDEL un magnifique trio pour Angelica, Dorinda et Medoro, à la fin du premier acte, "Consolati o bella", et la scène de folie d’Orlando, "Vaghe pupille", à la fin du second. Les personnages ont ainsi droit à des airs superbement expressifs, ainsi qu’à de nombreux morceaux de bravoure.
La mise en scène a été confiée à l’actuel directeur du Théâtre de Lorient, Éric Vigner, dont nous avions déjà apprécié le travail il y a une dizaine d’années, à Montpellier, où il avait monté La Didone de Francesco Cavalli, puis Antigona de Tommaso Traetta. Il propose une scénographie qu’il a lui-même conçue, très simple, réduite au minimum, pour mieux concentrer l’attention sur les interprètes – et fait montre, en outre, d’un remarquable talent de directeur d’acteurs. Ôter une composante essentielle du théâtre baroque – en l’occurrence la magnificence des changements à vue – a donné d’une certaine manière plus de poids à cette lecture dense, incisive et forte, où seul le drame individuel compte. On se serait par contre volontiers passé de l’inélégant (pour ne pas dire très laid) smartphone géant qui surplombe la scène, et sur lequel défilent surtitres et images vidéo (redondantes).
Comme nous le disions plus haut, la distribution s’avère enthousiasmante, et elle récolte – de façon très méritée – un formidable triomphe au moment des saluts. À commencer par le rôle-titre, David DQ Lee, qui affirme peu à peu son personnage pour atteindre, dans la scène de la folie, un très haut niveau de tension dramatique. Le contre-ténor coréen se joue des difficiles ornementations de sa partie, et maîtrise à la perfection l’art de la pyrotechnie vocale, comme dans le fameux air "Fammi combattere", mais son registre grave s’y avère, en revanche, bien peu nourri. Les parties lentes et tristes – dont sont rôle est amplement fourni – le montrent également très impliqué, et ils les chante avec beaucoup d’expression. La basse italienne Luigi De Donato campe un bon Zoroastre, vocalement et dramatiquement, et agit en deus ex machina tout puissant. Dans le rôle d’Angelica, la jeune Slovaque Adriana Kucerová offre un soprano aérien, délicat, touchant ("Verdi piante"), de vivantes inflexions et un sens dramatique certain. La superbe mezzo suédoise Kristina Hammaström confère à son personnage de Medoro un relief équivoque, et gratifie l’audience de son timbre chaud et mordoré, charnu dans le grave et bien projeté dans l’aigu. Saluons enfin la Dorinda de la soprano coréenne Sunhae Im (pour Veronica Cangemi, initialement annoncée): sa voix claire, soyeuse, bien timbrée, son frais minois, son sens de la scène lui permettent de donner à ce personnage à la fois délicat et tendre, presque échappé de Marivaux, une spontanéité charmante et une intense chaleur humaine.
Le bouillonnant et facétieux chef français Jean-Christophe Spinosi impose avec maestria sa conception haletante d’un opéra qui, comme nous l’avons déjà souligné, fait preuve d’une certaine austérité musicale; les airs s’enchaînent sans rupture, tant le quatuor chargé de la basse continue, emmené par le théorbe de Mauricio Buraglia et le clavecin de Stéphane Fuget, se substitue avec aplomb aux membres de l’Ensemble Matheus pour des récitatifs bondissants. Dans les airs, Spinosi fait dialoguer instruments et voix avec un souci constant du relief expressif des motifs musicaux, si bien que la variété des climats suffit à pallier l’absence de faits marquants dans le déroulement d’une action pauvre en rebondissements.