Le Nouvel Observateur · 4 mars 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."

Le Nouvel Observateur · 4 mars 2004 · "... OÙ BOIVENT LES VACHES."
"Dans un livre, on voit des choses qui n'existent pas." Du beau, du bon, Dubillard.
Presse nationale
Avant-papier
Odile Quirot
04 Mar 2004
Le Nouvel Observateur
Langue: Français
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Le Nouvel Observateur

4 mars 2004 · ODILE QUIROT

Du beau, du bon, DUBILLARD

Virtuose de l'humour noir, ROLAND DUBILLARD a une technique bien à lui pour combattre l'angoisse il lui colle un gros nez rouge. Portrait de ce comédien, dramaturge, metteur en scène et poète génial à qui Paris fait la fête

Un auteur qui intitule sa première pièce "Il ne faut pas boire son prochain" et se réserve le rôle du Singe n'est pas sérieux. ROLAND DUBILLARD a alors 26 ans, il imagine un Gosse qui, pris en otage par des animaux menaçant de le passer au pressoir, tente pour gagner du temps de leur apprendre à lire car, leur explique-t-il : "Dans un livre, on voit des choses qui n'existent pas."

Problème : pour l'Aigle, le I est un "coup de bâton", le L, une "potence renversée", le 0 "ouvre la bouche", et ainsi de suite. Cette version angoissée de l'alphabet rimbaldien fit tant hurler de terreur les enfants que la pièce fut interdite par les officiers des troupes d'occupation d'Autriche, devant laquelle la compagnie Les Arlinquins la crée en 1946.

La suite donnera raison aux enfants, sinon aux officiers : dans les écrits à venir de ROLAND DUBILLARD, ce sera pire, le réel existe encore moins dans la vie que dans les livres, tout est glissant, instable. À qui se fier ? Aux maisons ? Dessous, il n'y a "rien du tout, un souffle... la terre". Aux escaliers ? Ils ressemblent à la vie : "je ne sais jamais à quel palier j'en suis." Au corps ? Un "gros cumulus creux", une "maison d'os", titre d'une des plus belles pièces de Dubillard. On ne peut même pas se fier à la musique. "C'est si mobile. Pas moyen de poser le pied dessus, ça s'en va", constate la femme du grand poète Félix qui, dans "...Où boivent les vaches", reçoit le prix de "l'Académie des Arts décrassants" et s'obstine à prendre pour une hache la lyre qu'on lui remet. ROLAND DUBILLARD, lui, recevra le grand prix d'humour noir Xavier Forneret, en 1974, pour "Olga ma vache".

On aura compris que la compagnie de ROLAND Dubillard est tout sauf triste, et qu'il a choisi la dérision comme antidote à l'effroi. On mesure combien Dubillard, le trublion comique, est de la trempe des Adamov, Beckett, Duras. On allait l'oublier. Dans les années 1950-1960, Roger Blin, Jean-Marie Serreau, les Renaud-Barrault avaient accompagné ce marginal à la silhouette d'insomniaque qui faisait le pitre à la radio avec "Grégoire et Amédée" (des cousins de Bouvard et Pécuchet) et jouait, en pleine vague Camus-Sartre-Beckett-Genet-Brecht, ses comédies poétiques guettées par le canular. Plus tard, quand vient le temps des metteurs en scène rois, DUBILLARD reste à l'écart et joue ses pièces dans des petites salles parisiennes. Seul Roger Planchon monte "...Où boivent les vaches", en 1983 au TNP.

DUBILLARD, malade, connaît sa traversée du désert. Revisitant "la Maison d'os", en 1993, le jeune Éric Vigner révèle à toute une nouvelle génération ce poète. "Naïves Hirondelles" reprend son envol au Vieux-Colombier, "les Crabes" régalent le Festival d'Avignon. Notre époque sans fantaisie redécouvre avec gourmandise la loufoquerie existentielle de DUBILLARD. Les adeptes de substances qui nuisent gravement à la déprime abusent de ses "Confessions d'un fumeur de tabac français", où on lit en conclusion : "Envie plus forte d'écraser ici mon stylo pour l'éteindre... À la fin du cauchemar de cette nuit, vu un éléphant fumer sa trompe. Le grésillement m'a réveillé."

Bonne nouvelle : à 80 ans, l'étonnant DUBILLARD n'a toujours pas écrasé son stylo.