Art Press
1 décembre 1996 · GEORGES BANU
Brancusi : le procès et la colonne
Malgré les pièges qu'il comporte, le circuit court, le circuit du plaisir vite accompli, enivre. Il y a là de la perversité et de la corruption, on le sait, mais parfois l'expérience vaut d'être tentée. Par l'insoumission aux programmes et l'écoute de la pulsion, le circuit court procure un passager sentiment de liberté. C'est en débutant tardif que je parle, sans la moindre intention de l'ériger en règle de conduite. Il est fécond comme accident, car seulement ainsi il préserve les vertus de l'événement, sinon il échoue dans l'escarcelle de la jet society. Le circuit court entretient un orgueil, certes, l'orgueil de la maîtrise apparente de nos décisions, mais en même temps, lorsqu'il permet à des attentes depuis longtemps mûries de s'accomplir, brusquement il se trouve à l'origine de véritables chocs. Le circuit court peut engendrer aussi bien la névrose des caprices réalisés instantanément que le bonheur survenu à l'heure où l'on s'apprêtait à faire le deuil de vieux désirs. C'est ce qui vient de m'arriver : depuis des années, je me proposais de voir l'ensemble de BRANCUSI à Targu-Jiu, chapelle Sixtine de la sculpture du 20e siècle.
Cette envie venait d'être réactivée par la lecture du procès historique de 1928, dont Adam Biro a eu l'idée heureuse de publier les actes sous le titre provocateur BRANCUSI contre Etats-Unis. Le texte fit l'objet d'un spectacle signé par Éric Vigner qui, après Avignon, sera présent à Beaubourg en début d'année 97. Il faut entendre cette interrogation prononcée à vive voix sur l'œuvre d'art et tout ce qu'elle peut engendrer comme inquiétude, perplexité ou agression. Soixante ans ou presque nous séparent de ces gens qui, aujourd'hui, semblent être si obtus... n'oublions pas que notre intelligence vient peut-être aussi de là ! Plus près de nous encore, n'y avait-il pas seulement cinq personnes qui applaudissaient Godet ?
Écouter un procès d'emblée chargé de théâtralité, où le temps a rendu justice à l'artiste mis en cause, exige la radicalité d'une interrogation sur soi en tant que spectateur d'aujourd'hui et ses propres aptitudes à réagir au nouveau. Lors du spectacle, par-delà l'opacité hautaine de certains intervenants appelés à la barre, une autre question émerge : le rapport à l'œuvre de génie à l'instant même de son avènement. Accompagnée par l'ouverture de l'atelier de BRANCUSI, espace privé pensé par l'artiste lui-même comme espace d'exposition intime, la représentation du procès mérite d'être entendue, commentée, interrogée. Le théâtre engage ainsi un débat essentiel. Le débat entre le refus qui, des années plus tard, risque de paraître ridiculement obsolète, et la permissivité qui, par crainte de rater le chef-d'œuvre ultérieurement reconnu, cultive la complaisance indifférenciée.
En attendant l'arrivée à Beaubourg du spectacle et la réouverture de l'atelier, un soir, tard, le fax, comme dirait Godard, a "couiné" et une invitation s'est dépliée sur le tapis qui les accueille indistinctement. Radu Varia, que j'avais rencontré dans un avion quelques mois auparavant, m'invitait à Targu-Jiu à l'ouverture du chantier de restauration, lui aussi historique, de la Colonne de l'infini. Surpris, en raison d'un agenda déjà vérouillé, je déclinais l'offre dans un premier temps, mais ensuite le circuit court dont j'ignorais la pratique s'est mis en place afin de ne pas déserter l'occasion à même de satisfaire un vœu déjà ancien.
Grâce à cela, je parvenais enfin au terme de ce voyage vers BRANCUSI, auquel je me livre avec une constance qui n'a pour autant rien de maniaque ou d'obsessionnel. N'avais-je pas pensé à lui lors de ce qui fut le plus beau spectacle de Peter Brook, la Conférence des oiseaux ? Quand les oiseaux, partis à la recherche de la perfection incarnée par leur roi le Simorg arrivent jusqu'à celui-ci, ils se retournent vers nous spectateurs pour s'y refléter, de même qu'à Beaubourg le groupe des visiteurs voyaient sa propre image projetée sur le métal-miroir du célèbre oiseau de BRANCUSI, Maiastra. La scène de Brook, nourrie par la sagesse soufiste d'Attar, rejoignait la sculpture alimentée à son tour par le souvenir de ce cimetière roumain où l'on ajoute à certaines croix l'oiseau de l'âme défunte. Oiseau de Paradis, oiseau suprême.
À Targu-Jiu, j'ai vu enfin la Colonne se dresser, géante et fragile sur le ciel miraculeusement dégagé des brouillards. Enveloppée par Varia avec le soin d'un Christo, la protection lui rendait une humanité dont sa perfection abstraite s'était dégagée. L'échafaudage l'épousait physiquement et l'image du corps fut encore plus renforcée à l'instant où le premier module se détacha, emporté par une grue qui le promena dans l'air avant de le poser avec soin sur terre. Alors les souvenirs de l'enfance, où mes parents m'emmenaient au cimetière de Buzau pour voir la Prière, ignorée par tous à l'heure où BRANCUSI était voué aux gémonies par le pouvoir en place, se confondirent avec les mots du procès et l'émotion des oiseaux de Brook.
En profitant de l'inattention des services de sécurité, je me suis lancé dans l'escalade de la Colonne et, parvenu au sommet, lorsque je l'ai touchée, sa mouvance dont aucun critique n'avait parlée me troubla. La Colonne, sous la pression de mes doigts, bougeait. "L'homme est un roseau qui pense" : la phrase célèbre a retenti en moi, là-haut, d'où en voyant la répétition des modules rombiques enfilés sur la tige centrale, il me semblait que tous avaient leur chance, que régnait cette équité dont BRANCUSI lui-même faisait la loi de la beauté.
Du théâtre à la sculpture, je l'ai compris à jamais : ce qui compte c'est toujours la connaissance directe. Le corps enregistre physiquement les données de l'œuvre qui se colore ainsi du vécu de l'expérience et de tout ce qu'il révèle d'unique. Approcher la Colonne et entendre le procès de BRANCUSI dans une salle : deux œuvres qui s'enracinent dans l'être, grâce au contact immédiat, sans la moindre médiation. Ainsi, ils cessent d'être seulement savoir pour se convertir en biographie.