Ouest France · 7 février 1997 · BRANCUSI

Ouest France · 7 février 1997 · BRANCUSI
Vigner montre ici, de façon exemplaire et drôle, la violence de la loi.
Presse régionale
Critique
Daniel Morvan
07 Fév 1997
Ouest France
Langue: Français
Tous droits réservés

Ouest France

7 février 1997 · Daniel MORVAN

BRANCUSI ou le procès de la libre parole

Le conflit inégal entre la pesanteur pragmatique et la fécondité artistique

En 1927, l'introduction d'une sculpture de BRANCUSI aux États-Unis suscitait un procès opposant le gouvernement américain au sculpteur. Prenant pour matériau les minutes de ce procès, Éric Vigner a mis en scène le dialogue de sourds entre l'artiste et la société marchande. Dernière représentation ce soir au Pavillon.

La création au festival d'Avignon 1996 de BRANCUSI contre Etats-Unis avait provoqué un comique retournement de la pièce contre elle-même : s'agissait-il de théâtre ? semblaient demander les critiques, reprenant ainsi à leur compte la question posée par le gouvernement américain : "Oiseau de bronze de BRANCUSI est- il une oeuvre d'art ?"

Éric Vigner a fait de ce procès une pièce de théâtre. Si les spectateurs entourent la scène, si les acteurs évoluent librement dans le décor, le public n'est cependant pas invité à donner son propre verdict : l'oeuvre en question n'est pas montrée. Ce qui est donc en jeu est le discours tenu par les juges, les avocats et les différents témoins, critiques, artistes, directeur de musée, et BRANCUSI lui- même.

Logique délirante

Entre une logique judiciaire obtuse, qui défend les intérêts d'un état protectionniste, et l'impossibilité de définir l'art selon des critères objectifs, le procès BRANCUSI ne laisse aucune place pour la réflexion esthétique. La sculpture de BRANCUSI devient la pièce à conviction n° 1. Le travail de l'artiste est réduit aux procédures de fabrication. Et le moteur de sa créativité, son aptitude à métaphoriser, à faire image, à décoller de la représentation plate du réel pour provoquer la rêverie esthétique, devient la preuve d'une sorte de culpabilité : l'artiste est en faute parce qu'il n'est pas soumis.

Vigner montre ici, de façon exemplaire et drôle, la violence de la loi. Pas n'importe quelle loi. Non pas celle des rapports sociaux, mais une une machine molle, une machine à ne pas comprendre.

Vigner n'a pas seulement fait une pièce sur les rapports entre l'art et la société. BRANCUSI contre États-Unis est une pièce sur le langage. Et sa difficulté découle pour partie à la logique délirante de cette parole opaque, inaccessible parce qu'exclusivement factuelle. C'est pourtant une parole quotidienne qui s'exprime là, sous la technicité d'une justice kafkaïenne. Parole aux semelles de plomb, de l'arrogance technocratique, du discours univoque, parole sans timbre de la communication efficace, parole de la marchandise. Pesamment pragmatique, sûre de son droit, envahissante, tyrannique et finalement grande productrice de silence.

La pièce d'Éric Vigner trouve son sens plein dans cette relation entre l'art et le langage, et les minutes du procès sont ici relues avec humour, dans la répétitivité obsédante de la bêtise raisonneuse. Le procès fait à BRANCUSI est celui de la liberté de parole.
.