Libération · 6 octobre 1998 · MARION DE LORME

Libération · 6 octobre 1998 · MARION DE LORME
"Au commmencement était le verbe..."
Presse nationale
Critique
René Solis
06 Oct 1998
Libération
Langue: Français
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Libération

6 octobre 1998 · RENÉ SOLIS

MARION DE LORME au pied de l'alexandrin

Il y a trois ans, ÉRIC VIGNER étrennait ses fonctions de directeur du Centre dramatique de Bretagne avec une mise en scène de l'Illusion comique, de Corneille. Aujourd'hui, alors que s'achève un contrat qui sera sùrement renouvelé, il s'attaque à MARION DE LORME, de VICTOR HUGO.

Deux "classiques" - encore que le drame de HUGO ne soit pas souvent monté - pour un metteur en scène qui s'est surtout fait connaitre pour son goût des textes contemporains. Mais ces allers-retours ne sont pas, pour ÉRIC VIGNER, prétextes à de grands écarts stylistiques.

Grande limpidité. Ce Marion de Lorme permet même de mesurer l'extrême cohérence d'une entreprise où le texte est d'abord affaire de partition. C'était flagrant dans la Pluie d'été de DURAS, cela ne l'est pas moins dans MARION DE LORME. Ce qu'ÉRIC VIGNER revendique.

"Je pense souvent au mot de DURAS affirmant qu'il fallait dire le théâtre plutôt que le jouer. Cela ne m'intéresse pas de lire des textes d'après tel ou tel point de vue. Et c'est particulièrement absurde quand on aborde HUGO. Son théâtre est avant tout de la poésie, et c'est à chaque spectateur de se faire son propre théâtre. C'est bête, mais j'en reviens toujours à l'origine : au commmencement était le verbe..."

Projet ambitieux, qui présuppose que le théâtre est affaire de timbre plus que d'interprétation (où l'on retrouve les préoccupations d'un Stanislas Nordey soucieux de se mettre à l'écoute et de faire entendre le "théâtre de parole" de Pasolini). Et projet formidablement réussi dans ce MARION DE LORME donné à entendre à la manière d'un oratorio : trois heures d'une grande limpidité débarrassées de tout fatras romantique, de tout pathôs, de tout jugement moral, et d'une grande richesse pourtant, parce que rendant justice à l'inventivité dramatique de VICTOR HUGO, à sa volonté d'être à la fois classique et baroque, et d'explorer tous les ressorts du théâtre; dans la forme (de la comédie à la tragédie en passant par le psychodrame) et dans la structure (avec, en particulier, l'utilisation du théâtre dans le théâtre).

Le jeune HUGO de 27 ans ambitionne d'être à la fois Corneille et Shakespeare, comme il l'annonce dans sa préface à MARION DE LORME. Au commencement du spectacle d'ÉRIC VIGNER est justement cette préface.

Derrière un voile transparent, les quatorze comédiens en pourpoint sombre alternent pour dire les mots de l'auteur, qui expliquent la genèse de l'œuvre, son contexte historique, son ambition. Ils font tinter les phrases et l'on boit leurs paroles comme une sorte d'appel au rassemblement; le terme préface est à prendre ici dans sà signification liturgique: "un prologue solennel d'action de grâce qui précède le Canon."

De cape et d'épée

Drôle d' idée que de transformer une intrigue de cape et d'épée (LOUIS XIII, RICHELIEU, une courtisane, un duel, une double condamnation à mort, les trois Mousquetaires, en somme) en messe à la gloire du verbe. Voire. Certes, les amateurs de cascades, de cosmes scintillants et de grands cors resteront sur leur faim. Les gestes sont lents, et les alexandrins semblent n'avoir d'autre intention que sonore, comme les échos décalés d'un autre monde. C'est MARION DE LORME au pays d'India Song, mais cela ne provoque ni agacement ni engourdissement.

La fable, le sens n'y perdent rien, et les vers de VICTOR HUGO y regagnent une virginité, une puissance d'évocation insoupçonnée. Qui doit beaucoup aux comédiens, à la fois tenus de suivre une proposition esthétique des plus contraignantes, et pas du tout marionnettes. Dont une surprenante Marion de Lorme aux accents autrichiens (Jutta Johanna Weiss).

Contrepoint romantique. Jeunes et pour plusieurs d'entre eux peu expérimentés, les comédiens sont à la fois soudés et très individualisés, plus proches de l'orchestre de chambre que du chœur. Un orchestre de chambre par ailleurs présentau fond du plateau et qui est chargé de donner à l'aventure son seul contrepoint proprement romantique: deux valses de Strauss, une de Sibelius, l'Automne de Vivaldi et l'ouverture de LA TRAVIATA. 

Un morceau de la préface de VICTOR HUGO revient en mémoire : "Il y a des esprits et dans le nombres des forts élevés, qui disent que la poésie est morte que l'art est impossible. Pourquoi ? Tout est toujours possible et à tous les moments donnés..."