Le Monde
11 octobre 1998 · Jean-Louis Perrier
Marion de Lorme, le coup de grâce de Hugo au classicisme et au romantisme
Éric Vigner met en scène ce manifeste de la liberté théâtrale à Lorient
Neuf silhouettes montent s'installer silencieusement à l'avantscène. Façade humaine tendue en un camaïeu de gris clairs coupé de noir. Boules à zéro ou cheveux milongs sur les redingotes cintrées d'une équipe sportive impatiente d'en découdre. Jeunesse affichée, morgue pointant sous la timidité. À jardin, une jeune élégante s'est glissée en bout de file. Belle à être Marion de Lorme, cette libre amoureuse aux prises avec l'arbitraire d'Etat. Le meneur de jeu peut attaquer. Passe des phrases comme des balles. Pied, tête, genou, poitrine à la parade. Les partenaires s'écoutent plus qu'ils ne s'observent jongler. Un mot malmené dans un bredouillement est immédiatement repris, relancé par le voisin. Sourires, amusement, comme si les erreurs faisaient partie du jeu. Haute complicité.
Le texté ainsi donné est celui de la préface-manifeste écrite en 1831 par Hugo pour la première de Marion de Lorme. La pièce a été composée en à peine plus de trois semaines en juin 1829, et l'auteur a préféré la retirer plutôt que d'accepter les coupes demandées par Charles X. Lorsqu'elle sera jouée deux ans plus tard, deux révolutions lui seront passées devant : celle d'Hernani (écrit en août-septembre 1829) et celle des Trois Glorieuses. Le romantisme français a déplacé à jamais les anciennes digues théâtrales. Hugo analyse : "Les misérables mots à querelle, classique et romantique, sont tombés dans l'abîme de 1830. L'art seul est resté." L'heure est à la tolérance et à la liberté. Une définition de la liberté ? "Qu'une affaire littéraire soit prise littérairement", répond-il.
Le metteur en scène Éric Vigner ouvre Marion de Lorme par sa préface afin de mettre en avant sa fonction manifèste. Non sous l'angle romantique, pourtant invoqué, mais plutôt pour affirmer combien son affaire théâtrale doit être prise théâtralement. L'époque n'est pas à la référence politique, à une quelconque revendication subordonnant le texte, mais à la proclamation appuyée de la liberté dans la mise en scène. Chose moins évidente qu'il n'y paraît, lorsqu'il s'agit à la fois de poser les repères du romantisme et de les faire éclater.
La prosodie hugolienne qui faisait hurler les traditionalistes sera poussée dans des retranchements insoupçonnés, les enjambements scabreux marqués à l'extrême. En fin de compte, classicisme et romantisme seront transpercés d'un même coup d'épée ostentatoire.
De la scène à la salle.
Les dix joueurs d'Éric Vigner ne jouent qu'à peine des personnages. Ils jouent avec eux, les poussent devant eux, les malmènent, leur jettent sans ménagement leurs répliques au visage en se regardant faire. Chaque phrase pourrait être un solo. L'alexandrin est-il écrit par-dessus la jambe, ils lèvent la jambe. Plus fort, plus haut, plus vite. Il y aura peu d'échanges entre eux, d'affrontements à peine, des élans inaboutis auxquels le corps, dans sa réserve, s'oppose. Chacun sera seul dans sa souffrance, face au seul jugement sans cesse invoqué qui coïncide spatialement avec celui du public. L'enjeu s'est déplacé de la scène à la salle. L'assistance n'a jamais mieux mérité son nom, à la fois auditoire et ce qui devrait, pouff ait porter secours.
Pour mieux convaincre, les comédiens - en tête, Jutta Johanna Weiss (Marion), Thomas Roux (Saverny) et Jean-Yves Ruf (Didier) -, s'attachent à rendre chaque mot visible. Non pas audible (il l'est a fortiori), mais visible. Malgré l'arrosage régulier de valses viennoises, qui paraissent à peine antidatées, ils tournent le dos aux effusions romantiques pour témoigner par leurs mimiques du monde desséché, qui ressemble terriblement au nôtre, du chacun pour soi. Ils n'ont en main aucun des instruments de leur destin.
Même les épées qui leur sont reprochées n'ont d'autre existence que sonores. Leurs mains nues ont désappris le toucher et témoignent de l'impuissance d'une classe d'âge, la désespérance d'individus trop seuls pour supporter l'épreuve de la liberté qui met avec eux Hugo à l'épreuve de la modernité.