La Croix · 14 janvier 1999 · MARION DE LORME

La Croix · 14 janvier 1999 · MARION DE LORME
Tout de profondeur et d’intelligence.
Presse nationale
Critique
Didier Méreuze
14 Jan 1999
La Croix
Langue: Français
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La Croix

14 janvier 1999 · DIDIER MÉREUZE

ÉRIC VIGNER trouve la vérité de MARION DE LORME

VICTOR HUGO a achevé MARION DE LORME en 1829. Pour que son oeuvre soit représentée, il a attendu deux ans - faisant créer, tout de même, entre-temps, Hernani, écrite pourtant six mois plus tard! La censure veillait. Il est vrai que cette histoire tragique d'une célèbre courtisane, aux deux amants condamnés au billot par Richelieu pour avoir bravé l'interdit sur les duels, avait de quoi choquer une France légitimiste qui se targuait de "n'avoir rien appris, rien oublié". Prendre pour héroïne une femme vivant de ses charmes choquait - même si, in fine, la courtisane se rachetait par la pureté de son amour! De même le fait de considérer son ultime amant, enfant trouvé, à l'égal des plus nobles, homme grandi dans le peuple mais des plus chevaleresques... Surtout, CHARLES X et ses ministres ne manquèrent pas de se reconnaître dans les portraits d'un Richelieu tyrannique et d'un LOUIS XIII velléitaire et falot.

Reste qu'au lendemain des Trois Glorieuses, l'interdiction était tombée en même temps que CHARLES X était chassé. Tirant profit de l'aura dont bénéficiait tout "censuré", Hugo aurait pu faire représenter son drame aussitôt. Il ne le fit pas. Récusant un succès de circonstance, il préféra laisser passer le temps, ne voulant être jugé qu'à l'aune de son oeuvre, comme il le précise longuement dans une très belle préface où il s'explique sur le rôle de l'art et la dignité de l'artiste, sa relation au public et au politique, son éthique et sa liberté. C'est cette préface, essentielle, qui est reprise par les comédiens en début du spectacle, et lui donne, du même coup, son ton.

De fait, dans l'espace nu du plateau à peine voilé par instants d'un rideau de tulle qui masque une construction de bois et de métal, ce qui frappe ici, c'est la rigueur et l'exigence, le refus de la complaisance et des facilités. Fi des beaux atours, de l'exotisme historique, de la reconstitution façon "comme si vous y étiez". Fi du romantisme de pacotille, des épanchements à la guimauve, du sentimentalisme à faire pleurer Margot. Faisant table rase des apparences, ERIC VIGNER ramène à l'essentiel, quitte à déstabiliser dans un premier temps le spectateur confronté à ce qui ne semble que chaos.

Dans une curieuse alchimie la froideur devient chaude. L'émotion surgit. La poésie aussi. Dégagés de tout sentimentalisme, les sentiments retrouvent la violence de la passion. Honneur, pouvoir, tyrannie... Amour, mort, destinée, et même au-delà... Sur le mode d'une célébration étrange et envoûtante, les thèmes se bousculent, au rythme oppressant du bruit des haches qu'on abat ou des musiques lancinantes et récurrentes interprétées ou non par un quatuor à cordes qui joue en direct - Traviata, Valse triste, Valse de l'Empereur...

Entre les sons et les mots, les lumières sombres et les gestes chorégraphiques, tout n'est qu'accord parfait au service du seul verbe porté par de jeunes comédiens au jeu savamment élaboré. JUTTA JOHANNA WEISS est Marion De Lorme, JEAN-YVES RUF et THOMAS ROUX sont les amants, MARYSE CUPAIOLO, Louis XIII... Il faudrait encore citer tous les autres - tous, tout à la fois personnages et figures, êtres de chair et signes. Laissant échapper leur parole comme des bouches d'ombre, ils impulsent aux scènes qui se succèdent une énergie neuve, et révèlent des vérités neuves sur la pièce et ses héros. Ici, c'est le roi aussi geignard qu'inflexible, écrasé par son ministre cardinal, là, un père implorant en vain la grâce pour son fils, plus loin, Marion De Lorme, suppliant son amant de prendre la fuite et lui jurant son amour...

En deux heures trente de spectacle, un chemin singulier est parcouru. Celui d'un théâtre d'art, politique et poétique, qui ne montre pas, qui n'illustre pas mais qui dit tout, en s'appuyant sur les seuls mots et les signes. Un théâtre qui est celui d’ÉRIC VIGNER depuis son coup d’essai-coup de maître avec la mise en scène de LA MAISON D’OS de ROLAND DUBILLARD, il y a sept ans. Tout de profondeur et d’intelligence. Confondant en un même tout la forme et le fond.