Figures de l'art 18 · L'œuvre en scène, ou ce que l'art doit à la scénographie · SANDRINE MORSILLO · BRANCUSI CONTRE ÉTATS-UNIS
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LA SCÉNOGRAPHIE COMME MOYEN DE PASSAGE ENTRE LE THÉÂTRE ET L'ŒUVRE D'ART
Voyons cette fois comment par la scénographie, un metteur en scène de théâtre rend les spectateurs actifs, les met à l'œuvre dans tous les sens du terme. Mais, si la dramaturgie montre l'action, la scénographie d'une représentation théâtrale rend-elle pour autant acteurs les spectateurs ?
Le procès BRANCUSI a été mis en scène par ÉRIC VIGNER en 1996 en Avignon, dans la salle des conclaves du Palais des Papes. ÉRIC VIGNER est metteur en scène et plasticien de formation. Pour la scénographie de ce spectacle il a travaillé avec Claude Chestier. Cette pièce est tirée du texte du procès de BRANCUSI où il est question d'art et même de définition de l'art. En 1927, le photographe Edward STEICHEN qui a acheté la version en bronze de l'oiseau dans l'espace de BRANCUSI s'est vu refuser par la douane américaine l'exemption des droits d'importation prévue pour les œuvres d'art. STEICHEN a fait appel et l'affaire a été portée devant le tribunal des douanes des Etats Unis en 1928. Il est vrai, comme le dit ÉRIC VIGNER, qu'"avec le procès BRANCUSI la question de l'art n'a jamais été posée de façon aussi directe".
Son objectif en montant cette pièce était à son tour de questionner le théâtre, de poser la question du théâtre dans son rapport aux spectateurs, à l'acteur. Il souhaitait que "les spectateurs soient physiquement dans une action, qu'ils soient "quelque chose" ".
Si l'espace théâtral est la figuration d'espaces imaginaires, à quel imaginaire étions nous conviés lors de cette représentation? Nous étions installés de part et d'autre d'un lieu bi-frontal dépourvu de scène. Les gradins étaient dotés de hauts fauteuils bleus. Une caisse en bois était ouverte par les acteurs sous nos yeux, recomposant des socles. L'événement ressenti par la plupart des spectateurs était de se retrouver dans un tribunal dans le rôle de jurés. Une façon de tirer de notre attitude habituellement passive quelque chose et de nous transformer en participants actifs. Cette "émancipation du spectateur" comme le dit Jacques Rancière se retrouvait dans une attention soutenue de chaque spectateur. Cette image de jurés nous collait à la peau par notre position dans l'espace et était confirmée par la présence "en écho" d'autres spectateurs qui nous faisaient face. Ce face à face produisait l'effet d'un miroir vivant : les spectateurs de la salle donnaient l'effet d'être redoublés par des spectateurs de la scène. Toujours est-il que les spectateurs incarnant les personnages de jurés étaient attentifs aux différents arguments ceux de l'accusation et ceux de la défense ; il nous semblait qu'une "dé-définition" de l'œuvre d'art émergeait, alors que, petit à petit la caisse s'ouvrait, se déployait pour apparaître vide. L'absence de scène véritable, concentraient les acteurs au centre, entre l'espace vacant du face à face des gradins. De sorte que les acteurs pouvaient jouer face ou dos au public. Et la posture de dos produite par le jeu de scène positionnaient les acteurs comme des médiateurs "entre la fiction du personnage, la réalité du partenaire et la présence du spectateur".
Gradins-socles comme éléments de monstration
Le lien très fort de cette mise en scène avec les arts plastiques ouvrit à un entretien avec le metteur en scène pour la revue Recherches Poïétiques au moment de sa reprise au centre Pompidou en janvier 1997 lors de la réouverture de l'atelier BRANCUSI. Rappelons d'ailleurs que l'atelier de l'artiste a toujours fonctionné pour lui comme premier lieu d'exposition de ses œuvres et comme le dit Isabelle Monod Fontaine", les photographies l'attestent : ce lieu était pour lui un "lieu ritualisé et une scène théâtrale qui lui permettait de multiplier les changements à vues [...] des jeux d'ombres et de lumière". L'importance du socle dans l'œuvre de BRANCUSI, sa démarche expositionnelle au sein même de l'œuvre n'ont bien sûr pas échappé à ÉRIC VIGNER pour concevoir des gradins de bois lors de cette reprise au centre Pompidou.
La seconde scénographie replaçait les spectateurs face à face sur des gradins de bois, tout à la fois socles et caisses de transport des œuvres. L'entretien avec ÉRIC VIGNER révèle effectivement l'importance donnée aux rôles des spectateurs ainsi installés. Cependant, ce n'est pas seulement dans le rôle de jurés qu'ÉRIC VIGNER nous imaginait mais aussi dans celui d'oiseaux. Une "colonie d'oiseaux posée là pour un temps". De juré à oiseau, il est vrai que la distance est grande dans la représentation mais l'importance ici n'était-ce pas qu'il y ait échange de places et de pouvoirs ? Le but d'Eric VIGNER était de "mettre les spectateurs physiquement dans une action'. L'oiseau dans l'espace, œuvre de BRANCUSI et objet du procès n'est jamais présenté, ni même figuré dans cette pièce, l'œuvre est "construite par témoignages, par "objections" et chaque spectateur a imaginé son œuvre". À un moment, comme le dit VIGNER, "le spectateur basculait sur scène par l'absence justement de scène et traduisait cet état par sa propre aventure intellectuelle"".
Basculement du théâtral à l'univers plastique
L'intérêt de ce spectacle, outre le procès, est bien le passage du théâtre vers l'univers plastique par la scénographie. L'œuvre, L'oiseau dans l'espace, se construit au fur et à mesure de la parole descriptive ou argumentaire et les spectateurs, devenus acteurs, donnent sens à la représentation. Il y a là inversion entre l'atelier et la scène. Cette dernière devient le lieu où l'œuvre s'imagine, projection imaginaire toute contenue dans les mots du procès.
Que les spectateurs se voient dans le rôle de jurés ou que le metteur en scène les imagine en oiseaux sur des socles, ils sont dans l'œuvre en procès — dans les différents sens du terme, à la fois objet même de la pièce et processus d'élaboration de l'œuvre. Comme le dit VIGNER, il y a une "montée de la représentation de l'oiseau". Et l'on pourrait d'ailleurs remarquer qu'au fur et à mesure que le passage du spectateur à l'acteur s'opère, l'objet du procès, l'œuvre, présente en son absence, s'élabore.
Retournement de situation
Ainsi, nous rendant actifs par notre posture physique dans l'espace scénique, le metteur en scène nous donne un rôle. Mais, la scénographie est-elle suffisamment inspirante pour les spectateurs ? Comme le dit Ariane Mnouchkine "le public y est-il devenu talentueux" ?
De la même façon qu'au début de la pièce on voit entrer les acteurs qui ne sont pas encore des personnages, ils finissent de s'habiller sur scène, nous passons de spectateurs à acteurs en nous glissant progressivement dans le personnage du juré, jugeant sur parole l'objet d'art. La position dans l'espace, assis face à d'autres spectateurs sur d'inconfortables "caisses" de bois, donne sens à l'attitude de non-mobilité et souligne l'attention du spectateur engagé en pleine possession de son énergie réflexive. Par ailleurs, attentifs à la description que fait le personnage Edouard STEICHEN, aux mots des témoins et aux "objections pour immatérialité" des hommes de loi, le spectateur ne finit-il pas par se glisser dans le personnage de l'artiste-auteur de l'œuvre pour progressivement la faire émerger, la visualiser ?
Ainsi, du rôle actif de juré au rôle "décoratif" d'oiseaux sur un perchoir, nous finissons par prendre le rôle de l'artiste élaborant mentalement l'œuvre absente. Cette immobilité "performative" montre que la scénographie travaille l'œuvre dans ses fondements pour lui redonner de la visualité.
Enfin, avoir le beau rôle
Le visiteur des expositions d'art a pris l'habitude de s'immerger dans un espace d'illusion construit à son échelle. Qui plus est, dans les exemples choisis, on peut (se) jouer un bon personnage dans l'espace d'exposition, avoir le "beau rôle". Ici, les œuvres dont les médiums sont très différents fusionnent avec l'espace de leur exposition par la scénographie et questionnent l'identité du sujet-spectateur. L'exposition devient un lieu ou une manière d'équipements où le spectateur développe une action, l'expérimente. Le théâtre n'est pas en reste quand il positionne le spectateur dans l'espace scénique. Si selon Guy Debord, "plus [Le spectateur] contemple, moins il est", il semble que, dans ces installations plastiques et théâtrales, la contemplation est bien mise en question. Est-elle pour autant dépassée ? Libérés du rôle de contemplateur, reposés du seul regard, avons-nous pris conscience de notre activité au sein même de l'exposition ou au sein du spectacle, avons-nous alors une autre perception de l'œuvre et de nous-mêmes ? À l'importance de l'œuvre se substitue une autre force d'attraction, le spectateur. Ainsi, ce ne serait plus seulement le spectacle de l'œuvre qui prime mais la mise en jeu en son sein du spectateur devenu acteur par la scénographie. Ici, la scénographie est un dispositif qui pousse le spectateur à l'expérience spectaculaire tandis que la scène d'exposition devient spéculaire et engage la vision vers un ailleurs invisible, toujours imaginaire.
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