Othello ou l'intime ravage · Entretien avec Éric Vigner · Daniel Loayza · OTHELLO

Othello ou l'intime ravage · Entretien avec Éric Vigner · Daniel Loayza · OTHELLO
Entretien avec Éric Vigner
Note d’intention & entretien
Daniel Loayza
09 Sep 2008
Langue: Français
Tous droits réservés

D.L: D'après toi, OTHELLO ne serait pas vraiment un drame de la jalousie...

E.V: En tout cas, ce n'est pas ce qui m'a attiré d'abord. La jalousie, ce ne serait de toute façon qu'un des aspects de l'amour entre Othello et Desdemone. Ou un des éléments de la relation de Iago avec Othello, avec Cassio... Mais ce qui se passe finit par déborder la jalousie - sans doute du côté de l'amour, de ce vertige que l'on appelle "mourir d'aimer".

Pour moi, le couple principal, c'est celui que constituent Iago et Othello. Ils se posent avec la même force. Ils ont des points communs : tous deux ont fait carrière, tous deux avaient des espérances... Et puis leurs chemins divergent : Othello continue son ascension, celle de Iago est bloquée - et à cause d' Othello. C'est en ce point que le rideau se lève. Iago, un bonhomme plutôt ordinaire jusque-là, un gaillard efficace qui avait mérité la confiance de son général, se métamorphose en une fraction de seconde. Cela paraît peut-être fou, mais je crois à cette sorte de transformation instantanée. Il y a des gens comme cela qui se tiennent par leurs actions dans une sorte de moyenne morale, sans difficulté particulière, tout naturellement, sans se faire remarquer ni d'autrui ni d'eux-mêmes - et d'un seul coup, pour peu qu'on les touche au point sensible, tout se renverse. Ce n'est même pas qu'ils jettent le masque - il ne s'agit pas d'hypocrisie, et dans d'autres circonstances, de tels individus resteront toujours ignorants du monstre qu'ils auraient pu devenir. C'est aussi cela, la banalité du mal...

Et au début, Iago est quelqu'un de banal qui se découvre une vocation. Othello, lui, est un être noble, et Iago veut travailler à ravager cette noblesse. Iago est évidemment le grand moteur dramaturgique, et la destruction d'Othello est son objectif avoué. Pourtant, d'un autre côté, Othello se sert de Iago, lui aussi - de façon très inconsciente et comme aveugle, c'est vrai, mais il s'en sert, en quelque sorte pour atteindre un point où jamais il n'était allé, un point de non-retour... C'est très intuitif, mais j'ai le sentiment qu'Othello et Iago ont pour ainsi dire besoin l'un de l'autre.

D.L: De quel besoin s'agit-il ?

E.V: Il est beaucoup question, dans OTHELLO, de la vision — du désir de voir, qui est aussi bien impuissance, impossibilité de voir. C'est une pièce très paradoxale, tout le temps, à tous les points de vue... Othello ne veut pas voir que Iago le trompe. Il y a un point obscur en lui, comme cette tache aveugle que l'on a tous dans l'oeil. Il a besoin d'autrui pour être en quelque sorte révélé à quelque chose qui a à voir avec l'absolu de l'amour, et en même temps avec sa propre origine...

D.L: Mais l'amour et le retour à l'origine, n'est-ce pas à Desdemone qu'il les doit ?

E.V: Je crois que c'est plus compliqué que cela... S'il y a une chose qui m'a d'emblée frappé chez Othello, c'est son statut d'étranger. Je viens de passer beaucoup de temps hors de France, en Corée, en Albanie, et dernièrement aux Etats-Unis j'ai travaillé sur une pièce de KOLTES, pour qui l'étranger est une catégorie essentielle. Du coup, j'ai d'abord abordé OTHELLO à travers ce prisme-là, tout en mettant en scène DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON...

Othello est un héros qui vient de très loin, à tous les sens du terme. Et ce lointain, au fond, il le transporte encore avec lui; son étrangeté, son "ailleurs" sont lisibles à même la couleur de sa peau. Son ambition est peut-être d'autant plus énorme. Avec Desdemone, il va découvrir l'amour, mais c'est quand même avec une Vénitienne de la très haute société ! L'objet de sa passion s'inscrit exactement dans le droit fil de la vie qu'il a menée jusque-là : Desdemone est à la fois le signe et le moyen de son ascension sociale, de son intégration dans le grand monde vénitien. C'est donc aussi un mariage très politique qu'il réussit. Et pourtant, c'est à la faveur de cet amour qu'Othello commence à se retourner sur son origine. Un peu comme si, après avoir voyagé à travers le monde jusqu'à ses confins, jusqu'aux frontières de l'univers connu, il devait à présent explorer une autre dimension de l'existence, dans sa profondeur intime, du Ciel jusqu'en Enfer, comme il le dit à Desdemone en débarquant à Chypre. C'est en racontant sa vie à sa future femme qu'il la séduit, et par ce récit, c'est aussi à lui-même qu'il se confronte. Ses voyages, du fait qu'il les raconte et se les raconte, se convertissent en intimité. C'est-à-dire, aussi bien, en étrangeté. Jusque-là, il a construit sa vie en allant de l'avant, appuyé sur des certitudes ; avec Desdemone, voilà qu'il revient sur ce parcours, sur la vie qu'il a traversée, sur cet autre monde qu'il semble avoir quitté. Un monde lointain, fabuleux, voire fantastique, auquel il ne reviendra pas - il n'y a pas de retour en arrière dans la tragédie. Un monde, aussi, auquel il tient encore par des attaches secrètes, et qu'il ne renie pas, malgré sa conversion au christianisme et sa volonté d'assimilation à la société vénitienne - c'est comme s'il lui était resté fidèle à son insu, plus fidèle qu'il ne s'en doutait lui-même.

D.L: Le fameux mouchoir en est la preuve...

E.V: Si ce mouchoir pèse d'un tel poids, c'est bien sûr parce qu'il en a fait présent à Desdemone, mais ce qui est intéressant, c'est qu'il ne lui a jamais dit pourquoi il y tenait tant : c'est de son lointain passé que ce mouchoir est imprégné... Cette part-là de lui-même, Othello n'en a jamais parlé auparavant. C'est comme un mensonge par omission dont il s'est rendu coupable à l'égard de Desdemone, à moins qu'il n'y ait une autre explication : peut-être que lui-même ne pouvait découvrir qu'après coup, après la perte, de quelle importance ce mouchoir est investi... La perte du mouchoir, c'est un peu le signe décisif qui confirme à ses yeux l'impossibilité de tenir ensemble les deux bouts de sa trajectoire, de réconcilier la réussite présente avec une origine qui s'enracine dans l'étrangeté. Cette perte déchire sa vie, elle manifeste que l'origine est à la fois perdue à tout jamais et que pourtant on ne peut jamais tout à fait lui échapper. C'est un éblouissement, une révélation littéralement aveuglante...

D.L: Et c'est ici que Iago intervient ?

E.V: En fait, Iago est l'opérateur diabolique de la révélation... Mais derrière cet aspect infernal de son action, il y a autre dimension qui lui échappe. C'est un peu comme si Othello ne mesurait pas encore tout à fait l'absolu de l'amour. Il le pressent, il devine cette capacité de débordement infini, mais il ne la voit pas. Et il demande obscurément à voir.

D.L: Et là, c'est un peu comme si tu passais de KOLTÈS à DURAS...

E.V: DURAS a été mon auteur de chevet pendant des années, et elle était fascinée par les crimes passionnels, par le vertige que certains d'entre eux rendent manifeste. J'ai eu l'impression qu'Othello était comme aspiré par une révélation de cet ordre-là. Iago, de ce point de vue, répond parfaitement à son besoin. On n'a pas d'un côté une pauvre victime manipulée, un monstre machiavélique de l'autre. Iago empoisonne Othello, c'est vrai, il l'intoxique en lui inoculant le soupçon. Mais il choisit justement le poison auquel Othello sera sensible, celui qui correspond à sa faille intime. Il y a un moment, dans l'acte III, où cela est très net. C'est Othello qui est demandeur, qui pousse Iago à parler, à parler encore, et qui lui répète : "Va plus loin... Va plus loin" - comme s'il réclamait une dose toujours plus forte...

D.L: Mais est-ce qu'Othello a vraiment le choix de ne pas aller plus loin ?

E.V: Est-ce qu'il est libre de ne pas s'engager là-dedans ? Peut-être... En fait, c'est un peu comme la scène entre Iago et Cassio. Iago tend un piège à Cassio : il lui propose de boire. Cassio sait qu'il ferait mieux de s'abstenir, mais il se laisse tenter. Et une fois le poison absorbé, Iago et le spectateur savent que ce n'est plus qu'une question de temps... Alors, est-ce que Cassio était libre de refuser ? Quand il entre en scène, SHAKESPEARE, qui laisse très peu de choses au hasard dans ce genre de pièces, lui fait dire qu'il a déjà bu un verre. Donc, il est déjà sous l'emprise quand Iago entreprend de l'enivrer... Comme si tout avait déjà commencé, ou comme si tout commencement visible devait être précédé d'un autre commencement invisible... Alors, est-ce que Cassio est libre, est-ce qu'il est aliéné ? Comment passe-t-on du pôle de la vertu à ses antipodes, le pôle du vice ? Ou encore, comme se le demande Cassio après coup, quel plaisir obscur peut-on prendre à devenir une bête ? L'alcool est sa "faiblesse", comme SHAKESPEARE le lui fait dire ; celle d'Othello est certainement plus difficile à nommer, mais elle est bien là. Simplement, cette "faiblesse" n'est pas à elle toute seule une contrainte suffisante, qui aurait pour effet de nous jeter hors de nous-mêmes, dans l'aliénation. Elle est plutôt, cette faiblesse, ce par quoi l'aliénation s'ouvre un chemin. Cela commence comme une petite fêlure, juste un petit verre ou un petit soupçon, trois fois rien, trois mots jetés au passage, et chemin faisant, le long de cette pente, on va jusqu'à l'ivresse ou jusqu'à l'obsession, puis jusqu'au meurtre. Personne ne peut prédire que ça ira toujours jusque-là. Mais une fois que c'est allé jusqu'au bout, rétrospectivement, on s'aperçoit que c'est pourtant bien par là que c'est passé, par ce chemin. Et il y a bien quelque part un moment où ça doit avoir basculé, où on ne peut plus se dégager : la drogue a fait son effet, les mots ne se laissent plus oublier, on est passé de l'altération à l'aliénation... On est possédé. Il y a fatalité, mais c'est une fatalité qui est faite de "je-ne-sais-quoi" et de "presque-rien"... Quand il s'agit de décrire ou de rendre sensibles ces transitions fines, SHAKESPEARE est un maître.

D.L: Et donc, quelle serait cette faille ou cette faiblesse d'Othello ?

E.V: Il doute de l'amour. Il ne peut pas y croire. Est-ce que c'est lié à son être d'étranger ? Après tout, pourquoi une Vénitienne de noble famille se laisserait-elle séduire par un homme comme lui, l'homme venu de loin ? Il y a sans doute dans cette pièce, de façon générale, une grande méfiance à l'égard du désir féminin - lago n'est que le porte-parole le plus franc et le plus cynique d'une position qui est assez fréquemment exprimée chez SHAKESPEARE: l'amour se réduirait à un contact entre corps, toute sexualité serait pornographique, et le désir féminin serait pareil à un gouffre insatiable...

C'est quand même remarquable que la descente aux enfers d'Othello commence après la nuit de noces, autrement dit, après que l'amour et le désir ont trouvé leur expression physique. C'est à partir de ce moment-là que lago va réussir à peupler l'imagination d'Othello d'images obscènes... Mais cette méfiance ou cette angoisse générales à l'égard du féminin se compliquent ici d'autre chose - d'une incapacité à se croire aimé, à pouvoir s'accepter comme objet d'amour. Encore un point commun entre Iago et Othello, d'ailleurs. C'est comme Lear, ou Léontès dans LE CONTE D'HIVER : on ne peut pas se voir soi-même avec les yeux de qui vous aime, on ne peut pas croire ce qu'on y lit... Le jaloux a le regard très perçant pour ce qui est de voir quelqu'un à cette place qui est la sienne, parce qu'à ses yeux cette place est incroyable.

Si on croit si fort être trompé, c'est qu'on ne peut pas se croire aimé. On ne peut pas se voir là. Il y a forcément mensonge, l'amour est trop beau pour être vrai... C'est une curieuse logique, qu'on pourrait résumer comme ceci. L'amour est céleste, on ne peut aimer que la perfection. Ce que j'aime en telle femme, c'est sa perfection. Et son amour à elle m'est dû, il est pour elle une obligation, car elle est ma femme, ou ma fille. Mais moi qui suis imparfait, je ne puis être aimé d'elle. Ainsi, son amour à elle est à la fois obligatoire et impossible. Il y a donc tromperie de sa part. Or si elle me trompe (comme il arrive à un époux : cas d'Othello et de Léontès), ou plus généralement si elle ne répond pas à mon amour comme il convient (ce qui peut arriver à un père : cas de Lear), c'est qu'elle est imparfaite. Dès lors, mon amour porte sur un objet illusoire, il n'est que vanité et que folie, il ouvre sur l'enfer. Et pourtant, je ne puis l'extirper. D'où la rage de destruction : Lear chasse sa fille préférée, qui est justement la seule à l'aimer vraiment, Léontès, fou de jalousie, saccage sa famille tout entière, Othello étouffe Desdemone. C'est une logique fanatique, forcément autodestructrice, puisque c'est mon amour que je déchire. A noter au passage que la "tromperie" dont Desdemone se serait rendue coupable envers son père n'est pas sans rapport avec la réponse de Cordélia à Lear : l'une et l'autre rappellent à leur géniteur que le lien filial doit être borné par le lien conjugal... Ce qu'il y a de terrible, c'est que cette attitude de Desdemone, ce choix qu'elle a fait au nom de son amour, Othello finira par les retenir à charge contre elle : si elle a "trompé" son père, elle peut bien tromper son mari...

D.L: Une telle logique est-elle une fatalité de l'amour ?

E.V: Elle en serait plutôt une possibilité intime. C'est le genre de vertige qui suit peut-être l'amour comme son ombre dès lors qu'il y a exigence d'absolu. Mais au-delà, il y a encore une autre dimension, qui libère de l'horizon où s'enferme cette soif de "perfection" implacable. Une chose que j'ai ressentie chez DURAS et que j'essaie de cerner ici, quelque chose que j'appelle pour moi-même la part féminine, non pas seulement à cause de DURAS, bien sûr, mais simplement parce qu'ici elle est assumée par Desdemone. Elle, elle est impeccable. Elle va jusqu'à mourir en essayant d'innocenter Othello. Et elle le fait moins à mon avis pour lui éviter un procès que pour laisser à son âme une chance d'échapper au désespoir absolu. Mais lui, tout ce qu'il entend dans ces paroles, c'est d'abord un mensonge de plus... S'il avoue le crime, ce n'est pas tant pour en assumer noblement la responsabilité que pour dénoncer ce mensonge-là. Et en même temps, on sent qu'il est surpris, qu'un nouveau doute s'insinue : pourquoi donc a-t-elle proféré un tel mensonge, qui ne pouvait profiter qu'à lui, Othello, l'homme qui vient de la tuer de façon aussi affreuse ? Est-ce qu'elle aurait vraiment pu pousser la dépravation jusqu'à une telle extrémité, jusqu'à l'absurde ? C'est un instant tout à fait atroce, et poignant... A cet instant, il la croit sur le seuil de l'enfer, alors que c'est lui qui s'y tient.

Propos recueillis au CDDB-Théâtre de Lorient, Centre Dramatique National, le 9 septembre 2008 par Daniel LOAYZA pour l'Odéon-Théâtre de l'Europe