Les Échos
05 Octobre 2022 · Philippe Chevilley
« Les Enfants » à l'Atelier : les parents terrifiés
Eric Vigner signe une mise en scène subtile et distanciée de la pièce apocalyptique de Lucy Kirkwood. Une troublante tragicomédie, incarnée par un beau trio de comédien(e) s, qui nous invite à réfléchir sur le monde que nous voulons laisser à nos enfants.
Au même moment, deux pièces de l'auteure dramatique britannique Lucy Kirkwood sont à l'affiche à Paris. On a dit tout le bien qu'on pensait de son dernier opus « Le Firmament », mis en scène au 104 par Chloé Dabert. On est tout autant impressionné par « Les Enfants », créée à Londres en 2017 et montée par Eric Vigner au Théâtre de l'Atelier. Singulièrement en phase avec l'actualité, le texte traite des risques du nucléaire, des énergies alternatives et du monde que nous laisserons à nos enfants. Son ton et sa forme déroutent et fascinent : démarrant sur le mode caustique, la pièce vire sans transition à la tragédie.
Une femme, Rose, vient rendre visite à deux amis qu'elle n'a pas vus depuis trente ans dans une région au bord de la mer dévastée par un accident nucléaire à la suite d'un tsunami. Le couple, Hazel et Robin, s'est adapté à la situation de crise : changement de maison pour s'éloigner des radiations, rationnement de l'énergie, contrôle des aliments, gestion du stress par des activités physiques (le yoga). Très vite on découvre que le trio a travaillé de longues années à la centrale nucléaire en tant qu'ingénieurs et que Rose a entretenu une liaison avec Robin.
Sacrifice
Les échanges mi-aimables, mi-acides, entre nostalgie d'un progrès révolu, profession de foi écologique et règlements de comptes sentimentaux, prennent un tour nouveau quand Rose leur révèle la vraie raison de sa venue. Ce n'est pas pour ressasser le passé qu'elle s'est invitée chez Hazel et Robin, mais pour les inciter à un sacrifice, visant à préserver la jeune génération. Soudain, « Les Enfants », jusque-là absents de cette pièce à trois personnages - sinon à travers l'évocation en pointillé de la « fille en colère » d'Hazel et Robin - sont remis au centre du jeu, tels des héros invisibles que leurs parents terrifiés sont appelés à sauver.
Comme « Le Firmament », « Les Enfants » est une pièce très british, qui se joue des codes du boulevard, des romans à suspense, du théâtre social et du naturalisme. Eric Vigner pointe l'influence d'Harold Pinter, Martin Crimp, Gregory Motton, David Hare et Sarah Kane, tout en décelant une filiation avec les interrogations de Duras à la fin de sa vie « sur ce qui resterait après l'apocalypse »... Le texte de Kirkwood, brillant comme le cristal, est fragile : un traitement appuyé, trop démonstratif, risquerait d'en briser l'élan et de transformer le fin brûlot en pâle mélo.
Valse énigmatique
La mise en scène d'Eric Vigner évite l'écueil. Dans un décor de récup aussi élégant qu'inquiétant, il orchestre une valse énigmatique et distanciée, qui laisse la réflexion toujours ouverte. Le mystère et le malaise sont entretenus par un jeu de lumières savant et par une bande-son faites de vibrations et d'éclats explosifs. Disposant de trois bêtes de scène pour interpréter la tragicomédie - Dominique Valadié (Rose) Cécile Brune (Hazel), Frédéric Pierrot (Robin) - il les dirige avec finesse, sans les brider, tout en leur imposant une retenue constante. Entre résignation, idéaux brisés et bouffées de tendresse, ils évoluent comme des ex-futurs fantômes à la fois pathétiques et magnifiques.
« Les enfants » n'est pas un spectacle rébarbatif, mais il est dérangeant. Il mérite d'être vu, entendu avec attention. Mieux que les débats politiques du moment, Lucy Kirkwood, Eric Vigner et son trio magique nous offrent le théâtre d'un monde à vif qui fait frémir, sourire aussi parfois. Et surtout penser.