Rappeler les voix lointaines, réactiver les figures anciennes, les faire parler, les entendre et les faire entendre, déplacer des textes et des langues vers d'autres langues, les frotter à d'autres contextes. "Une oeuvre n'est faite que pour être reçue ailleurs" s'accordent Frédéric Boyer et Éric Vigner. Entretien croisé.
Propos recueillis par Jean-Louis Perrier
Photographie Dorothée Smith
présence humaine Frédéric Boyer, romancier, poète, essayiste, traducteur, homme de théâtre au moins depuis Phèdre Les Oiseaux, mis en scène par Jean-Baptiste Sastre, est de retour à Lorient avec la mise en scène par Ludovic Lagarde de son "monologue-vision" Rappeler Roland, premier volet d’un triptyque autour de la Chanson de Roland, dont il offre une nouvelle traduction en décasyllabes. Éric Vigner, directeur du Centre Dramatique National de Lorient, metteur en scène, scénographe, après avoir ouvert avec Marguerite Duras des Gates to India Song dans le sous-continent indien, prépare Orlando de Haendel, sous la direction musicale de Jean-Christophe Spinosi. Vigner/Boyer, Éric et Frédéric, même âge à quelques mois près, appelés à se rencontrer autour d’une exigeante écriture, une exigence d’écriture, plateau ou papier, chevaliers d’une littérature salvatrice dont tous deux se réclament dans leur combat de plume ou de plateau. Ils se rencontrent autour d’un nom, celui de Roland et de ses déclinaisons en Orlando, héros d’une Chanson, posée au XIe siècle, et son avatar chanté, cueilli dans une version dix-huitièmiste. Sept siècles d’histoires pour passer du vieux français à l’italien, du Moyen Âge au baroque, de la splendeur d’une défaite guerrière à celle d’une défaite amoureuse, et deux siècles de mieux pour intégrer les pertes et nous saisir au vif. Ce qu’il est convenu d’appeler un mythe fondateur qui traverse l’Europe et continue de vivre en nous, avec nous, qui participe de notre éducation, de nos convictions, de nos engagements, en ne cessant de se rappeler à nous, en exigeant d’être rappelé. C’est autour de cette notion de rappel instaurée par les grands personnages peuplant nos origines individuelles et collectives, qu’ont souhaité dialoguer Frédéric Boyer et Éric Vigner. Plus que jamais, il y a urgence à entendre et à faire entendre les exhortations d’un Roland et d’un Orlando, à nous rappeler, dans les tentatives d’enténèbrement actuelles, leur présence éclairante. "À qui ne se bat pas dans la nuit Roland ne parle pas" écrit Frédéric Boyer. Qui peut se prétendre sorti de la nuit? Frédéric Boyer et Éric Vigner n’entendent ces voix lointaines et ne nous les transmettent que parce qu’ils conçoivent leur écriture, leur mise en scène, comme autant de combats contre les éteignoirs de l'art.
Jean-Louis Perrier: Frédéric Boyer, qu’est-ce que le théâtre apporte à votre écriture ?
Frédéric Boyer: "Je ne suis pas venu au théâtre, mais le théâtre est allé à moi par des rencontres, par des traductions de pièces ou des commandes d’écriture. Je ne sais pourquoi, mais ce mouvement me paraît propre à la littérature contemporaine et je le constate autour de plusieurs écrivains de ma génération. De plus en plus de metteurs en scène viennent vers des textes littéraires qui n’étaient pas a priori écrits pour la scène. Cela pose une question : est-ce qu’il y a vraiment une destination de l’écriture pour la scène? Est-ce que ce n’est pas plutôt l’inverse? À un moment donné, une rencontre s’effectue dans le rapport à l’écriture. Est-ce que l’écriture change pour autant? Je n’en sais rien. Je travaille sur la présence de la parole dans l’écriture, j’imagine que, parfois, au théâtre, ça peut s’entendre.
Éric Vigner, qu’est-ce que la littérature — je pense à Duras notamment — vous apporte dans votre travail de mise en scène?
Éric Vigner: "Une grande partie de mon travail au théâtre se fonde sur la littérature. Celle de Duras en particulier. La littérature est une source pour faire du théâtre. La littérature est ce qui dépasse la fable, ce qui dépasse l’histoire. La littérature est déjà un supplément. C’est plus intéressant de faire du théâtre avec de la littérature ou de tenter de mettre la littérature dans le champ du théâtre, que de mettre en scène d’une façon classique. La littérature est une matière plus vivante, plus sauvage, plus indomptable que les pièces mises en forme de façon dramaturgique. J’aime à entendre la littérature proférée, lorsqu’elle passe par le corps et la voix des acteurs, dans le présent d’une représentation théâtrale. Mettre en place ce processus me plait énormément.
Quand Frédéric Boyer évoque la parole, avez-vous l’impression qu’elle se révèle dans votre travail ?
É.V.: "Je ne sais pas si elle se révèle. Elle se révèle à moi d’une certaine manière parce qu’il y a quelque chose que j’entends dans l’écriture ou dans la littérature que je choisis de mettre en scène. J’entends des fréquences, j’entends des sons, des sentiments. Ça rappelle quelque chose. Le point commun, peut-être, entre Frédéric Boyer et Marguerite Duras c’est ça : ils rappellent des figures. Il n’y a pas de différence sur ce plan entre Anne-Marie Stretter et Phèdre.
F.B. : "Dans Phèdre, de Racine, déjà Phèdre est rappelée par Racine. Précipitée, en quelque sorte, dans la langue et le monde du XVIIe siècle. Et ce qui est beau, c’est que Racine la rappelle à un endroit où on ne l’attendait pas. Il la rappelle à l’endroit du silence, dans une sorte de retrait qui n’était peut-être pas dans l’histoire ou dans le souvenir qu’on avait d’elle. Il contraint cette figure à entrer dans un rapport à la langue qui est complètement bouleversant, dans lequel elle n’a jamais parlé. Il la fait parler. Il lui fait dire le silence même dans ce rapport à une langue qui est une langue de contrainte. C’est cela le rappel. Ce que j’explique dans Rappeler Roland, c’est que Roland n’existe que rappelé. Même la Chanson de Roland est un rappel. Mais sur le rapport littérature-théâtre, permettez-moi de passer par le spectacle d’Éric, La Faculté, de Christophe Honoré. C’est une pièce simple et singulière, qui a une tenue de l’ordre d’une tragédie extrêmement contemporaine. Je ne l’ai pas lue, mais je l’ai vue et entendue. Quand on l’entend sur scène avec les acteurs, on entend une sorte de déploiement dont je suis sûr qu’on n’aurait pas pu le percevoir à la lecture. Le théâtre fait apparaître quelque chose du texte qui ne se laisse pas appréhender à une simple lecture.
É.V.: "Tu touches là une matière invisible. Cette matière invisible est vivante, c’est le corps vivant de l’écriture, son cœur. Je ne monte que des textes qui me mettent en relation avec ça. Je ne pourrais pas faire autrement. Je ne pourrais pas travailler si je n’étais pas en relation avec cette matière invisible. Il y a des gens sur qui Duras glisse comme de l’eau sur les plumes d’un canard, parce qu’ils se trouvent face à une impossibilité de l’histoire et qu’il faut accéder à quelque chose d’autre de l’écriture. Si j’y accède moi, en tant que metteur en scène, c’est-à-dire en tant que lecteur, en tant qu’acteur au sens large, je peux le communiquer aux acteurs et ces acteurs sont capables de le mettre en travail au moment où ils le jouent. Ce que tu dis sur La Faculté est important parce que cela éclaire pourquoi la pièce de Christophe Honoré a créé une réaction à Avignon, où la dimension tragique et la dimension littéraire n’ont pas été véritablement perçues. La réaction se portant sur le sujet : l’homophobie dont on ne pouvait penser cet été-là qu’il entraînerait quelques mois plus tard ce déploiement d’une autre nature dans les rues de France. Pendant trois ans, les jeunes acteurs de La Faculté, ceux de l’Académie, ont travaillé à partir de la littérature. Ils ont commencé avec La Place royale, la naissance de la dramaturgie classique française, dans l’effort considérable que fait Corneille, avocat, avec une logique de rhétorique, pour mettre en forme quelque chose de l'ordre du poème et rappeler aussi un certain nombre de héros tragiques, non sans archaïsme. Ils ont traversé ensuite l’écriture asséchée d’un poème de Frank Smith à partir des interrogatoires de Guantánamo. Là, ils ont été en rapport avec une deuxième façon d’écrire. Du coup, quand ils sont arrivés à ce drame contemporain qu’est La Faculté, ils ne pouvaient plus dire : "Passe-moi le sel", comme dans Plus belle la vie, ce n’était pas possible. Ils abordaient la littérature. Pour y parvenir, il a fallu mettre en place un apprentissage qui autorisait les acteurs à plonger dans cet invisible.
Vous évoquez une certaine forme de théâtre d’art.
É.V. : "Le théâtre d’art est un combat. Vitez disait que l’art de la guerre et l’art du théâtre sont la même chose. On est dans ces notions-là, on doit combattre quelque chose. C’est comme l’histoire de Bérénice. Bérénice et Titus savent dès la première seconde qu’ils ne pourront pas se rencontrer, mais ils font quand même l’effort de croire que ce serait possible alors que ça ne l’est pas. La tragédie niche dans cet effort-là. Et je pense que la littérature aussi niche dans cet effort-là, l’effort qu’il y a entre quelque chose d’autre et l’histoire qui a à faire avec ce quelque chose d’autre, cette part invisible de l’écriture. C’est ça le théâtre d’art. La notion artistique au sens large, que tu l’appliques à tous les domaines, littérature, cinéma, peinture, musique, c’est quelque chose qui est une sorte de supplément d’âme, c’est quelque chose qui n’est pas nommable sur lequel on ne peut pas dire: "c’est ça", ça échappera toujours.
Pourriez-vous dire ce que dit le narrateur de Rappeler Roland: "Se battre rend heureux"?
F.B.: "Il dit pire: il dit "se battre rend heureux même si la défaite est totale". Ce que vient de dire Éric de Bérénice est très intéressant : penser que quelque chose pourrait avoir lieu même si on sait que ça ne peut pas avoir lieu. Quelque chose se passe dans cette espérance qui est un au-delà de l’espérance. C’est là que commence quelque chose de l’ordre de ce que Lévinas appelait l’action de la littérature sur les hommes. Elle n’arrive pas tout à coup à cheval pour vous sauver, mais elle vous permet d’introduire un espace dans lequel quelque chose pourrait avoir lieu. Il y a là une dimension très durassienne, parce que c’est la dimension du conditionnel comme temporalité narrative et littéraire, et sans le conditionnel, l’organisation de notre propre temporalité individuelle et collective serait menacée. Il s’agit de poser quelque chose dans l’hypothèse d’un possible, tout en sachant, tout en avouant, que ce quelque chose qu’on exprime dans le possible n’aura peut-être jamais lieu. Mais son expression dans le possible de la langue ouvre un espace de liberté. Si vous vous privez de ça, vous vous privez d’une dimension politique essentielle, et dans la constitution de la personne, et dans la constitution d’une communauté.
Est-ce qu’on en arrive à cet endroit-là au point que vous évoquez dans Rappeler Roland de la vision du visionnaire, celle du chamane sioux?
F.B. : "Il s’agissait d’abord de faire comprendre ce qui se passait dans la littérature médiévale. Ce n’est pas facile. Je crois, comme Michel Zink, que le rapport à la littérature aux XIIe et XIIIe siècles était plus proche du rapport que pouvaient avoir certains Sioux avec leurs propres récits magiques, que nous avec nos textes. Rappeler Roland à l’époque, ce n’était pas pour s’amuser, et on rejoint là quelque chose qui est probablement dans l’archéologie du théâtre, le récit n’était pensable et vivable que s’il était l’objet d’une communauté qui le partageait en réunion. Dans la Chanson de Roland, les époques sont confondues : le XIIe siècle discute avec le IXe, Charlemagne discute avec les capétiens, tout se fond. Et celui qu’on appelait le "jongleur", cette sorte de clerc itinérant qui tenait à la fois de l’acteur de théâtre, du copiste, de l’équilibriste, ressemblait plus au chamane qu’à l’acteur d’aujourd’hui. On l’a souvent comparé au griot africain. Les débuts de la littérature médiévale touchaient plus à ce qu’on peut connaître en Afrique avec les griots qu’aux auteurs contemporains. Ils posaient la question de l’usage d’un texte. Que peut un texte quand sa matérialité rejoint l’effondrement d’une voix ou l’incarnation précaire d’un corps?
Je pensais à cette phrase de Rappeler Roland, qui nous conduit vers Orlando, de Haendel: "Comme si chanter signifiait ne jamais cesser le combat". Orlando est une des très nombreuses figures de Roland. Il efface le Roland du XIIe siècle. Est-ce que chanter signifie ne jamais cesser le combat ?
É.V.: "Dans Orlando c’est assez évident. C’est Haendel, 1733, totalement répétitif, baroque. C’est comme une expérience mathématique. "Vous allez voir ce que produit l’amour sur un être" nous dit Zoroastro le magicien. On va le faire passer par des situations différentes et vous montrer un catalogue des états amoureux de la naissance du désir jusqu’à l’amour-passion, la jalousie, la mélancolie, le désespoir, la folie suicidaire, etc. Et on va le rendre moins par le poème, le livret, que par la musique, par des airs sublimes. C’est une infinie complainte avec des variations sur ces états amoureux. "Je te l’avais bien dit qu’il aurait mieux valu que tu choisisses la gloire plutôt que de t’aventurer dans cette expérience amoureuse que tu vis jusqu’au désespoir !" lui dit le maître d’œuvre de cette expérience. Et les spectateurs éprouvent ça et tout le monde pleure.
Qu’en est-il du merveilleux chez Roland et Orlando ? En quoi diffèrent-ils ?
F.B. : "Le merveilleux médiéval suscite l’effroi. La forêt telle qu’elle est décrite dans le premier manuscrit de Tristan, celui de Béroul, n’a rien à voir avec la forêt qu’on retrouve chez Chrétien de Troyes, une forêt un peu magique mais accueillante. Chez Béroul, la forêt est un lieu atroce, on se couvre de terre, il fait froid et nuit, il faut être sans cesse sur la défensive. Tristan chasse presque à mains nues des animaux sauvages, et se fabrique des armes terrifiantes. Dans la Chanson de Roland, le mot merveilleux signifie stupéfiant, terrifiant, et, en même temps, garde cette idée de merveille au sens français classique. C’est délicat d’expliquer ce que le mythe de Roland devient en Europe parce que cette histoire qui est à la fondation d’un sentiment de l’héroïsme tragique — un peu comme L’Illiade chez Homère—va être prise pour cible à partir de la Renaissance, comme forcément ridicule. Pourquoi a-t-on fait de Roland un personnage de pastorale baroque ? Est-ce pour l’effacer ? Pour refuser sa folie furieuse? Pour tenter autre chose à partir de cette vieille histoire de bataille et d’héroïsme? Ce que j’aime dans l’opéra c’est cette histoire d’expérience. Produire quelque chose artistiquement, c’est entraîner quelqu’un dans une série d’expériences. C’est presque de l’ordre de la performance.
En quoi cette notion de rappeler vous active-t-elle?
É.V. : "Quand on s’est rencontrés, Frédéric n’avait pas vu ou ne pouvait pas voir La Faculté. On lui a proposé d’écrire à partir des photographies du spectacle prises à Avignon, le sable, les arbres... Frédéric a écrit un texte qui s’appelle J’en pleure encore chaque fois que j’y pense, sur l’impossibilité de la jeunesse. Et c’est très beau parce que c’est actif. Je veux faire l’Académie en 2010, Christophe Honoré est associé au théâtre, je lui parle du projet, il dit qu’il aimerait écrire pour ces jeunes acteurs et il donne La Faculté, un drame contemporain, dans sa thématique, sa façon d’écrire à lui. Moi, je fais du théâtre avec ça, je lui donne forme. Il y a des images, des lumières, des mouvements des corps, des torsions. J’en montre les images à Frédéric, qui écrit un texte qui va, à son tour devenir un livre. Voilà comment doit fonctionner le processus créatif, comment fonctionne cette notion de rappeler. Il n’y a pas un qui rappelle, mais plusieurs. On rappelle des choses tous ensemble. Ce mot de rappel fait rêver. On n’est pas dans l’exécution, l’interprétation, la lecture, on est dans le rappel. Il y a une dimension invisible là-dedans, une dimension innommable. Je pense que ça devrait être ça le processus créatif, une chaine d’actes qui ne s’arrête jamais. Ce qu’on fait ensemble pour participer à la vie de notre temps social et humain, c’est le plus important. Nous avons dédié une partie de notre vie à faire des trucs comme ça, a entraîner les autres à ça, ce vivre ensemble, ce partage. Cette énergie-là se communique très bien, alors que l’autre énergie, celle qui met le mot culture avant le mot art, le mot analyse littéraire avant le mot littérature nous bloque. Ces mots sont terrifiants, parce qu’ils effacent l’objet, ils prennent toute la place, ils sont comme le liseron. Il y a un très beau mur derrière et le liseron prend toute la place, vous ne voyez plus que le liseron, on ne va quand même pas prendre le liseron comme objet!
Dans votre démarche, vous interrogez tous deux la langue française. Vous, Frédéric dans vos traductions, à travers le grec, le latin, l’hébreu, vous travaillez la langue dans le temps, et vous, Éric, à travers l’anglais, l’italien, l’albanais, le coréen, vous la confrontez à l’espace, aux sociétés. Quelle est la nécessité de ces passages?
É.V.: "Il y a plusieurs réponses. La première, c’est que pour bien comprendre Le Bourgeois gentilhomme, par exemple, il vaut mieux le mettre en scène avec des acteurs coréens en coréen à Séoul. Ainsi, il vous revient débarrassé de toute la lecture du XIXe siècle, de cette basse psychologie qui nous empoisonne aujourd’hui, qui oublie cet élément fondamental que cet homme est amoureux. Chez Molière, l’amour est l’élément le plus important. Il a tout fait par amour. Il fait L’École des femmes par amour, Tartuffe par amour. L’amour est l’endroit central chez Molière et on l’oublie, pour en faire un vieux ridicule un peu pervers. J’ai trouvé un acteur coréen d’une beauté incroyable, d’une grâce infinie. Il a compris que Monsieur Jourdain avait fondé une famille et gagné de l’argent en vendant de la soie pendant la première partie de sa vie et qu’il avait maintenant envie de passer la deuxième partie de sa vie à découvrir quelque chose qu’il ne connaissait pas et qui est justement ce dont on parle depuis le début, c’est-à-dire cet inconnu qu’on trouve dans le domaine artistique, littéraire, et pour ce qui le concerne dans le maniement des armes, dans l’art, dans la philosophie, dans le chant, et dans l’apprentissage de la langue. La scène de la prononciation des voyelles est simple. C’est le premier son que prononce le jeune enfant quand il veut commencer à parler. Les "a" ce ne sont pas des "a" signifiants, ce sont d’abord des sons pour exprimer quelque chose. Il y a déjà une échelle infinie. Je me souviens très bien des enfants coréens qui hurlaient de rire à cette scène parce qu’ils comprenaient exactement l’effort dans lequel était cet adulte. Et si ça marchait en Corée, ça marchait dans toutes les langues. L’effort de la prononciation des sons, de l’apprentissage de la langue, la plus primitive possible, vous pouvez le trouver dans toutes les cultures et toutes les langues. Au-delà, je pense qu’il y a un endroit où on se retrouve sur le son universel. Il y a des sons que l’on retrouve en Albanie ou en Corée du Sud, qui correspondent à quelque chose sur lequel on a pu écrire beaucoup de livres, beaucoup de pièces de théâtre, beaucoup de peintures, beaucoup de musiques—c’est plus évident avec la musique parce que c’est plus immédiat. C’est une manière, de façon assez égoïste aussi, de se retrouver face à soi-même, face à sa culture, d’accéder plus directement au Barbier de Séville, par exemple, en le montant avec des Albanais en noir et blanc à Tirana. Je le comprends mieux ainsi.
Peut-on mettre en parallèle ce travail avec vos traductions, Frédéric Boyer?
F.B. : "Je comprends parfaitement ce que dit Éric: si on se prive de cette sorte de déplacement des œuvres ou des langues vers d’autres langues ou d’une œuvre vers un autre contexte, on va effectivement à la mort. Une œuvre dans son contexte va forcément produire de la mort, elle va produire une pensée, une interprétation, qui peu à peu vont tourner à vide et vont tout doucement enterrer l’œuvre avec tous les égards qui lui sont dus. Il est nécessaire de déplacer les œuvres, de les translater comme on disait autrefois. Prendre Le Barbier de Séville et le translater en noir et blanc chez les Albanais, est une nécessité. Translater n’est pas exceptionnel, il n’y a de culture que de ce processus-là. Contrairement à ce qu’on croit, nous venons d’une culture qui a été sans cesse translatée. La Bible n’existerait pas si elle n’avait pas été traduite en grec, en latin et dans toutes les langues du monde. Elle est devenue la Bible quand on a commencé à la traduire. C’est pareil pour la langue française. La naissance d’une langue ne se fait qu’à partir d’autres langues, en confrontation avec d’autres langues, dans une rivalité parfois et une plasticité avec d’autres langues. Si vous ne militez pas pour que les choses se déplacent, vous allez vers une culture muette qui ne dira plus rien. Une œuvre n’est là que pour être reçue ailleurs. Sinon, à quoi sert de la créer si elle doit être reçue en permanence dans le même contexte. Le concept même d’œuvre, c’est le voyage qu’elle va faire, comme le dit Walter Benjamin : "l’œuvre augmente de sa propre réception dans le temps et l’espace". Chaque traduction, chaque interprétation d’une œuvre, ajoute à l’œuvre, c’est une ampliation de l’œuvre. Il n’y a d’œuvre que parce que l’œuvre a sa capacité, sa plasticité d’aller ailleurs. Il faut donc bien qu’il y ait des gens comme Éric qui fassent le boulot de l’amener chez les Albanais. L’œuvre n’existe que par cette ampliation, un vieux mot qui indique que ce que vous rajoutez appartient aussi à l’œuvre, fait œuvre de l’œuvre.
Le théâtre ne fait-il pas forcément ampliation?
F.B. : "Une mise en scène est effectivement le rappel immédiat d’un texte ailleurs. On va imaginer le metteur en scène, dans son imaginaire, dans son lieu, sa culture, son espace, ses sentiments. C’est le vrai sens de la dédicace d’une œuvre. Si une œuvre n’est pas dédiée à ça, ça ne sert à rien. Le lecteur qui s’empare d’un texte ne fait rien d’autre. On ne réfléchit pas assez là-dessus, alors que cela devrait infléchir toute politique culturelle.
É.V.: "En traduisant Duras en anglais, j’ai observé que la traduction produisait comme une extension, une autre langue qui serait complètement du Duras. Traduire, c’est écrire. Tout Duras se réactivait. D’autant mieux que la littérature de Duras se prête volontiers à la langue anglaise. En bien des endroits, la langue anglaise a une richesse d’ouverture, une polyphonie exceptionnelles. C’est formidable d’entendre Duras en anglais : "I was waiting for India", c’est Duras, exactement.
F.B. : "Oui, c’est formidable. Je défends la langue française, mais il faut arrêter de dire que l’anglais est une langue atroce qui colonise le monde. Qu’est-ce que ce discours! Le rock’n’roll ne vient pas de n’importe quoi. C’est sommaire de le dire, mais l’anglais a une force analogue à celle que le latin a eu dans le monde—pour d’autres raisons d’ailleurs. Contrairement au français, l’anglais a assez peu évolué. Je suis en train de traduire et adapter Le Roi Lear avec Olivier Cadiot. On est tombés sur cette réplique de Lear, quand il répond à Kent qui l’apostrophe sur ce qu’il reste de sa personne royale : "Every inch a king" répond Lear. Traduction littérale impossible ou maladroite, mais aujourd’hui, je découvre une pub pour l’iPad mini, qui proclame : "every inch an iPad". L’anglais a beaucoup moins changé que le français et a ce génie de la formule rapide, du trait, de la vitesse. Alors que selon moi, le français du XVIe siècle ou XVIIe siècle est pour nous aujourd’hui très compliqué, l’anglais de la même époque moins. La complexité de Shakespeare tient moins en ce qu’il écrivait il y a quatre siècles que parce qu’il est littérairement très complexe. La langue française est une langue qui a une grande capacité de changement et de création, plus que d’autres langues. Aujourd’hui on se lamente souvent, parce qu’on pense que le français se meurt, mais le français meurt sans cesse et renaît à chaque fois. Ce débat sur la mort du français existe depuis les débuts de la langue française. Notre vision de notre langue n’est pas juste. Moi, elle ne cesse de me surprendre...
À ce propos, ne peut-on dire que la prochaine saison du Théâtre de Lorient propose une sorte de traversée de la langue française ? Qu’elle va chercher à différents moments, différents états de la langue, via la Chanson de Roland, Pantagruel de Rabelais, Pompée et Sophonisbe de Corneille?
É.V. : "Oui, il y a une présence très forte de la littérature. Je pense que la littérature est au centre de la saison, que c’en est le noyau dur, le centre le plus actif."
FréDéric BOyer en 5 livres
1993 DEs cHosEs iDioTEs ET DoucEs, roman, prix du livre inter ; éditions P.o.L
2001 coordination de La BiBLE, nouvelle traduction (avec olivier cadiot, Jean Echenoz, Florence Delay, valère novarina, Jacques roubaud...) ; Bayard éditions
2008 LEs avEux, nouvelle traduction des conFEssions de saint augustin. Prix Jules-Janin de l’académie française ; éditions P.o.L
2012 PHèDrE LEs oisEaux suivi de TExTE Pour unE voix oFF (THÉsÉE) et de cHanTs Pour D’auTrEs voix, théâtre ; éditions P.o.L
2013 raPPELEr roLanD (raPPELEr roLanD; cHanson DE roLanD, nouvelle traduction ; caHiEr roLanD) ; éditions P.o.L