Fantôme de la liberté · Roland Dubillard · Jean-Pierre Thibaudat
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FANTÔME DE LA LIBERTÉ
ROLAND DUBILLARD est mort en décembre dernier . Parce que sa littérature a fondé le théâtre d’ÉRIC VIGNER et l’a toujours accompagné, de Paris à Lorient, nous avons chargé Jean-Pierre Thibaudat de s’entretenir avec lui une dernière fois. Puisé dans les CARNETS EN MARGES, cet entretien posthume démontre (par l’absurde) que DUBILLARD n’a pas fini de nous aider à vivre.
"Morceaux moisis en prose" choisis et ordonnés par JEAN-PIERRE THIBAUDAT
Photographies ALAIN FONTERAY
COMME CELLE DE MARGUERITE DURAS, LA RENCONTRE AVEC ROLAND DUBILLARD — avec son théâtre d’abord, avec le personnage ensuite — aura été l’une des épiphanies fondatrices du parcours d’ÉRIC VIGNER. En 1991, avec La Maison d’os, monté avec sa compagnie Suzanne M. dans une usine désaffectée d’Issy-les-Moulineaux, celui-ci n’initiait pas seulement la redécouverte de DUBILLARD, mais signait une première création aux allures de manifeste. Douze années plus tard, "...Où boivent les vaches.", première création du Centre Dramatique National au Grand Théâtre de Lorient, mis en scène pour le comédien Micha Lescot, sera reprise lors du Festival DUBILLARD organisé au Théâtre du Rond-Point, à Paris. En 1998, dans un entretien, ÉRIC VIGNER racontait le vent de liberté que fit souffler en lui sa rencontre avec "l’écriture de ce poète absolu, à la fois légère et profonde, qui sous une apparente banalité touche à la métaphysique. C’est cette liberté de l’artiste dans sa création qui devait accompagner le parcours théâtral de notre compagnie…" De ce compagnonnage avec DUBILLARD, sage désespéré, il a gardé quelques maximes qui sont pour lui autant de sésames et de mots d’ordre existentiels qui n’ont cessé de le guider, jusqu’à son travail avec l’Académie aujourd’hui : "Mieux vaut parler comme on veut que comme il faut, ou sinon je vais me taire, c’est à choisir." Ou encore : "N’importe quel endroit est le bon, si c’est par lui qu’on est entré." Des maximes, et une certitude : "La dimension de l’œuvre de DUBILLARD est immense, elle ne se veut pas moralisatrice ou didactique, mais porte en elle une part d’énigme qui touche, avec légèreté et ironie, aux interrogations du monde d’aujourd’hui abandonné par l’essentiel de ses valeurs. C’est pourquoi son œuvre perdure. C’est pourquoi aujourd’hui il faut jouer DUBILLARD, surtout pour la jeunesse actuelle." ROLAND DUBILLARD nous a quittés le 14 décembre 2011, au lendemain de son 88e anniversaire. Mais il n’est pas près de prendre une ride. Nous avons demandé à Jean-Pierre Thibaudat de le faire revivre, en puisant dans ces précieux carnets, pour qu’il continue de nous parler.
Jean-Pierre Thibaudat : Cher ROLAND DUBILLARD, vous êtes mort. C’est une nouvelle qui ne vous a pas pris au dépourvu puisque, à la veille de mourir, vous avez successivement prononcé la même phrase, "Je meurs", à votre compagne et à votre fille. Et le fait est, quelques heures plus tard, c’en était fait. Aujourd’hui vous reposez au cimetière Montparnasse, oui, je le vois bien, le verbe "reposer" vous fait sourire. Bref, comme vous l’avez si bien écrit "tout homme qui n’accepte pas d’y aller par quatre chemins est un homme perdu", puis-je vous demander, franco de port, comment vous vous sentez depuis que vous êtes mort ?
ROLAND DUBILLARD : « Je ne sais plus ce que je suis, j’ai perdu l’habitude de moi. J’ai perdu le compagnon de ma vie. Être là, simplement, c’est déjà dur. Maintenant il va falloir être un de ceux-là qu’on ne comprend plus. C’est une chose qui arrive. Je dis bien : une chose : c’est du domaine des corps. Il y a une tête quelque part dans le monde, je suis dedans et cette tête est en train de mourir, comme meurt sans comprendre ce qui lui arrive une mouche mordue par l’araignée. À qui crier au secours quand on est cette mouche ? Les araignées, je le savais, ne devraient pas exister, elles sont d’abord des symboles, c’est-à-dire les petites seringues de ce qui m’empoisonne. C’est de cette manière que la vie a décidé de se débarrasser de moi.(1) »
Vous n’en avez pas moins été, au commencement, ce que l’on nomme un bébé.
« Si j’étais encore un bébé, la première expression que je demanderais qu’on m’apprenne, c’est “Allez-vous-en !” Ma mère me colle encore aux fesses. Je ne suis pas né, je suis. Essuyez-moi, nettoyez-moi, camarades distants, ne vous prenez pas les doigts à moi-même. Demain est une bouche ouverte et, s’il m’aspire, c’est que je suis glu. L’après m’avale comme un glouton. Je ne comprenais pas qu’on pût accepter de naître. Ma mère avait un grand lit. J’y naquis je ne sais plus quel jour du mauvais côté. Tous mes frères sont nés du côté du mur, je suis né du côté de la table de nuit, comme ma pauvre sœur. Je m’en suis voulu toute ma vie, et ma mère aussi. J’ai été maltraité. Par hasard on était content de moi et j’y prenais goût. Et puis, même où les étoiles m’étaient bonnes, je me mis à sourire. Mépriser le succès facilitait la sortie. De la bonne conscience à la mauvaise, l’humour jette un plan incliné. Je reconnus tout de même que je n'étais pas sul. Une société m'accepta comme l’eût fait une baignoire. »
Pour filer la métaphore aquatique, on peut dire que vous avez plongé tout de go dans le monde réel.
« Je suis entré dans le monde pour le rendre transparent. Tout est léger, distinct, transparent. Je dois appeler cela le réel, car il est ce que je regarde en face, comme homme et non de biais, en fuyant à demi, comme une pseudo-divinité déchue. Je dis contre Camus que le compact, le brut, n’est pas le réel, et que seule est réelle la peur, ou le courage actif qui lui répond. Le réel n’est absurde qu’à une échelle inhumaine, échelle que rien ne nous invite à escalader, ni même à construire. »
Auriez-vous vécu dans une bulle ?
« Il y a des moments où, dans la Grande Pièce, je ne suis pas même figurant. Tout juste pet. Échappé au premier grand rôle ou au machiniste, qu’importe ? Mon créateur seul pourrait répondre, et il s’en gardera. Quelle place peut
tenir un pet dans une pièce comme celle-là ? Et s’il tient à trouver une justification à son existence, il risque de chercher longtemps. »
Tout de même, on a beau être pet, on n’en est pas moins éduqué.
« L’éducation que j’ai reçue a consisté principalement en une série progressive de classes d’oubli. J’ai tout oublié. Ou plutôt j’ai tout enfoui, dissimulé, maquillé (le mot de défense passive me manque, le voici : camouflé). Par exemple, je crois que j’ai confié pas mal de choses importantes à mes soldats de plomb. Mais aussi à des bouteilles, à des sapins, à la nature entière, et maintenant il faut que je retrouve ce trésor, et qu’il me serve. »
Comme tout le monde vous avez appris à... parler ?
« Parler… Que ce soit moi qui parle, par exemple, m’étonne. Fait plus que m’étonner : en fait je me demande avec étonnement comme on peut y croire. Moi il me semble que la parole me vient. Pas que je la fais. Avec préméditation, surtout. Ça m’étonne d’abord qu’un homme croie pousser sa parole devant lui comme une charrette à bras. Et ensuite la parole considérée comme autre chose qu’une charrette à bras m’étonne encore plus. D’un événement pour ainsi dire encore plus profond. C’est un étonnement que non : je n’essaye même plus de le dissiper. Je compte avec la fatigue. Vous comprenez ? Ce n’est plus de mon âge, ça n’a jamais été de mon âge, ni je crois de l’âge de personne. »
Que voulez-vous dire ?
« Mes phrases, je le sais bien, ne disent pas que ce qu’elles disent. Elles ne disent pas seulement mon étrangeté parmi les étrangers, elles disent ma peur d’être pris malgré moi dans leur jeu et, n’en connaissant pas les règles, de m’y prendre mal. D’où ce masque d’inconnu que je revêts pour me défendre. Mais je sais bien aussi que cette crainte est le manque d’un désir ; est-ce pour moi que je me masque ? Non. »
Un jeu de cache-cache en quelque sorte ?
« Il y a des choses qui n’existent que cachées. Or comment cacher quelque chose ? Ce n’est pas les choses qui manquent mais les cachettes. C’est quelqu’un à qui ça vaudrait la peine de cacher quelque chose. Et ce que je dis de cacher, de montrer je le dirais aussi. On ne rencontre que des gens qui existent. J’en reste encore déçu ; ils existent. Ils sont tous au courant de ce que je voudrais leur cacher, de ce que je voudrais leur montrer. Il n’y a vraiment qu’à soi-même qu’on puisse dérober ou donner quelque chose. J’écris pour m’apprendre ce que je sais, mais que je me cache. »
Est-ce là la raison première ?
« Je me rappelle très bien comment j’ai pris le sentier, l’un des sentiers de la vie littéraire. C'était pour n'être pas un homme comme ceux de mon entourage. Mon père est mort avant que le problème ne se pose entre lui et moi. Je crois bien que je me suis retiré en même temps que lui : lui dans la mort, moi dans l’ironie (ou la dérision comme ils disent). »
Avec quoi écrivez-vous ?
« J’écris avec un stylo anachronique, un stylo urbain. Il faudrait écrire des mots qui se perdent dans le mat, dans l’oubli, mais que cette perte s’opère réellement dans les phrases et non seulement dans ma tête. Avec un peu de soin, mes phrases se tiendraient correctement, mais comme un homme un peu ivre, je préfèrerais qu’elles manifestent leur ivresse (ivresse est impropre). Écrire à la main plutôt qu’à la machine, pour qu’il reste quelque chose de moi dans ce que je dis. Fumer la pipe pour avoir un foyer. Pour ne pas se quitter. Se servir à soi-même de mère en se donnant la pipe. Fumer la pipe, c’est brûler sa mère. C’est avec ma pipe que je crée. »
Quotidiennement ?
« Mon activité poétique est embarrassée. Le poème quotidien ne sort pas. Arriver à remplacer le mot “solitude” par exemple, par un mot aussi concret que “limonade” pour que le lecteur éprouve ce que j’entends par “solitude”, au lieu de l’apprendre. Le poète est l’homme qui cherche la poésie où elle n’est pas. D’ailleurs elle est nulle part. Ce qui manque à l’écriture, c’est l’espace ; il faudrait que les phrases s’accumulent, indépendamment du temps comme les pâtés de sable pour faire un château. J’aimerais avoir mes pensées de tous les temps d’un seul coup comme un monument, maladroit sans doute et manquant d’équilibre, mais faisant figure en dehors du temps. Essayer de faire ça: réduire mon temps à de l’espace, comme dans une œuvre musicale. »
La musique a toujours compté dans votre vie. Les quinze derniers jours de votre existence, vous n’avez fait que cela : écouter de la musique. Mais laquelle ?
« La musique, c’est avant tout n’importe quelle musique. C’est avant tout “de la musique” que l’on écoute. D’où une responsabilité totale du compositeur. Au contraire, on n’ouvre jamais n’importe quel livre (si, bien sûr, mais ce n’est pas pareil, c’est jouer sur les mots). Une phrase littéraire n ’est justifiée que par ce qu’elle dit. Une phrase musicale par la volonté de son auteur. Ce que dit une phrase littéraire est — doit être — immédiatement compréhensible ; mais comprendre une phrase musicale, c’est comprendre le choix qu’en a fait son auteur. »
Qu’est-ce qui peut rapprocher le poète et le musicien ?
« Le sentiment du merveilleux semblable au désir de ce qu’on n’a pas encore. Cette vie qu’on me demande d’avoir, faite de certaines choses connues à obtenir, sera toujours pour moi doublée d’une autre, faite de choses vagues et indésirables et pourtant vers lesquelles je suis attiré, et qui me troublent. Ce ne sont pas seulement des rêves mais des aspects du monde dont la nature, comme celle des rêves, implique que je ne les ai pas voulus. Je pourrais nommer cette vie négativement la vie “à ne pas savoir qu’en faire”. Elle ne reste contemplative que par respect de l’autre vie, par lâcheté, par solitude. »
"Solitude" : tout de suite les grands mots !
« Ce n’est pas que je tienne à la solitude, pas plus qu’un autre. Mais se dire qu’il existe une circonstance dans la vie où on peut faire vraiment tout ce qu’on veut, une circonstance qui s’appelle la solitude, par exemple le soir dans l’escalier quand on rentre chez soi et que tout le monde est couché, qu’il existe des moments pareils, où on peut faire toutes les grimaces qu’on veut et personne n’en saura jamais rien, ça fait plaisir. »
L’envie de ne pas être vu n’a d’égale que cette jouissance à observer qui aura été l’un de vos hobbies…
« Quand on se met à observer, la première chose qui frappe c’est que les choses ne sont pas faites pour qu’on les observe. Ça leur suffit qu’on sache qu’elles sont là. Si vous vous mettez à observer votre chapeau, vous vous apercevrez que c’était un étranger pour vous, qu’il vous cachait ou que vous vous cachiez sur son compte un tas d’histoires personnelles. Il ne tiendra bientôt plus sur votre tête. Ce n’était, pensiez-vous, qu’un chapeau, ce que tout le monde suppose sous le mot de chapeau ; c’était peut-être pour vous spécialement un chapeau à larges bords, un chapeau bleu. Vous ne lui demandiez rien d’autre, observez-le : tout ce que vous ne lui demandiez pas, vous le surprenez en train de vous le donner quand même ; à vous non, mais par-dessus votre tête à l’on ne sait quel dieu. »
Que vient faire Dieu dans tout ça ?
« Il faut savoir que parler, même pour ne rien dire, implique l’existence de Dieu. Depuis qu’on ne croit plus en lui comme en un globe solaire — oculaire, il a pissé partout. Comme on dit, il a compris, il s’est engagé, il n’est plus dans son temple, mais on ne peut plus poser un pied sans marcher dedans. »
Regardez, qui arrive pour vous faire la fête : votre chien !
« Un chien qui soit vraiment mon complice, je l’appellerais Dieu. D’où vient que nous sommes plus satisfaits de la compréhension qu’il peut y avoir entre un chien et nous, que de celle qui existe entre nous et nos semblables ? Le chien réserve son amour à l’homme, il ne manifeste à la chienne que du désir. Quand je rêve d’un chat, mon chien saute sur mon lit et aboie pour me réveiller. Je n’aime pas les gens qui n’aiment pas les chiens. J’ai eu un frère qui était un chien. Voilà sans doute pourquoi ? Et moi aussi je suis un chien. Non pas un bulldog. Non pas un fox-terrier : un chien, tout simplement. Alors j’aime les chiens. Oui, même les difformes et ceux qui sentent mauvais. Je n’aime pas qu’ils soient difformes ou qu’ils sentent mauvais. Mais ce sont des chiens, voilà pourquoi je les aime. Les hommes sont un peu plus hésitants que les chiens. Je crois même qu’ils aiment hésiter. Ils donnent volontiers à leur hésitation l’air d’une cérémonie. Ils se réunissent pour hésiter ensemble. S’il ne restait plus au monde que des chiens, je crois bien que je renoncerais vite à la station verticale. »
Revenons à votre œuvre...
« Je ne veux surtout pas faire une œuvre. Je fais une œuvre qui soit une expérience. Il faut se mettre au-dessus de l’écriture avant d’écrire. Non la considérer comme un moyen de se mettre au-dessus du reste. On en revient à la déconsidérer tout d’abord. La prendre pour ce qu’elle est. Dissoudre ce reste de respect qu’on a pour les grands écrivains ; ils n’ont pas “réussi” comme on veut le croire ; relativement à cette réussite mythique, ils sont pareils à tous; des ratés. Ils ne se sont pas sauvés ; nous ne croyons à leur salut que pour espérer le nôtre. L’idée d’une chose à dire ; d’un message qui justifierait ma vie est illusoire. »
Alors pourquoi écrivez-vous ?
« J’écris parce qu’il me paraît que le seul intérêt de ce monde est un intérêt littéraire. Tout plaisir est littéraire, même celui de manger une figue, car il ne serait pas plaisir s’il n'était recul étonné, et l’étonnement souhaite le partage, donc la parole. Si la figue cessait d’étonner, je la mangerais sans plaisir ; et si elle m’étonne, j’ai besoin de me le dire. J’écris comme je suis visible, et comme les choses le sont : à ne savoir qu’en faire. Et j’écris parce que beaucoup n’écrivent pas, préférant croire que “cela” va de soi — que l’on n’a pas besoin de s’intéresser aux fleurs pour qu’elles soient ce qu’elles sont, et qu’il est sage de les laisser tranquilles. J’aime à croire que je serai interrogé sur tout ce que je vois : car ainsi je le vois mieux. »
Eh bien les fleurs, justement…
« Je n’attends rien des fleurs, jeune homme. La lenteur de leur geste me le rend invisible, mais j’aime ce peu de souci qu’elles ont de moi, cette absence de cabotinage qui est leur noblesse. Plus rapides, je m’amuserais à les voir pousser, et vous aussi jeune homme. Mais les fleurs ne sont pas des femmes. »
Mais si elles pensaient, ce ne serait qu’à être belles !
« Si elles pensaient, d’abord jeune homme, ce serait comme si une pensée pensait. Toutes les fleurs sont des pensées pour ainsi dire. »
Si vous n’étiez pas mort, je vous aurais bien demandé de nous lire l’un de vos poèmes.
« Lire un poème est une cérémonie. Cela ne consiste pas seulement en une appréciation (“jugement esthétique”). Un poème qui commence par “Ô Mort…” Cela suffit pour tourner l’esprit du lecteur bienveillant dans un certain sens ; à lui donner une attitude, comme il est des attitudes du corps (convenues ou naturelles, on n’a pas à s’en soucier ; ce doit être un faux problème). Immédiatement — en général dès le premier vers — le lecteur sait de quoi il s’agit.
(Quand je cite par exemple le début “Ô Mort…”, ce n’est pas tellement à cause du mot “Mort” qui est déjà une variation, que plutôt à cause de l’interjection “Ô”. Elle suffit à définir l’attitude clef du poème : le mot “Mort” définirait plutôt si j’ose dire l’attitude serrure. Le “Oh !” est moins explicite. Il faut attendre : “Oh combien de…”) »
"Oh combien de marins, combien de capitaines...", Victor Hugo. Un poète auquel vous faites souvent référence. Et c’est là un poème en alexandrins.
« L’alexandrin n’est plus ce qu’il était. De nos jours, il est pour le poète ce qui le rend semblable aux poètes connus de tous alors qu’il n’était autrefois (?) qu’un moyen de séduction, qui devait opérer sur un public pour lequel il était nouveau. (Je voudrais croire ce que je viens de dire, mais j’ai dit le contraire il y a plusieurs années : la beauté de l’alexandrin est une connivence entre tous ceux qui le connaissent.) La difficulté, pour le poète sincère, est de distinguer dans ce qu’il écrit ce qui lui plaît et ce qu’il admire. »
Quels conseils donneriez-vous à un jeune écrivain comme moi ?
« Il y a des choses que vous n’êtes pas obligé de dire ; qu’il vaut mieux laisser au lecteur sous-entendre. Ainsi que les personnages dont vous parlez sont des êtres vivants, ne le dites pas. Quand vous avez l’intention de décrire une foule qui s’amuse au bord de la mer, ne précisez pas qu’il fait jour, cela va sans dire. Si votre héros perd une jambe, ne dites pas que c’est à jamais. Ne lui faites même pas penser ; tout le monde le sait bien. »
La mort vous offre un point de vue rétrospectif imprenable sur votre théâtre. Le Jardin aux betteraves, par exemple, vous en dites quoi ?
« C’est une pièce inquiétante et dont l’esprit de moins en moins comique ne me gêne pas — la nourriture onirique étant de plus en plus efficace. »
Quel chemin depuis vos premières pièces !
« Depuis Naïves hirondelles et La Maison d’os, il est vrai que quelqu’un, ce paranoïaque en moi, se considère comme un personnage sérieux et digne de respect et d’admiration. Alors que c’est tout le contraire que je cherchais au début : n’être pas pris au sérieux : entraîner les autres dans ce manque de sérieux. Aujourd’hui l’obligation d’écrire sans sérieux blesse en moi ce paranoïaque en carton, qui veut qu’on le respecte, et qui saigne lorsque les circonstances l’obligent à faire des choses qu’il juge indignes de lui… Tout m’inspire un dégoût pire que d’écrire. Incapable d’aucune autre activité. Il faudrait que l’État m’accorde une pension pour que je n’écrive plus. Je l’accepterais avec gratitude. L’oisiveté, on s’y habitue je crois. Et la farce. J’y compte peu. Je continuerai probablement, si je ne préfère mourir (solution après tout préférable à celle d’une pension, mais qui pose quelques problèmes), je continuerai à écrire, mais j’estime qu’il n’y a rien de valable à écrire que son dégoût. »
La mort est passée, à l’aube de votre postérité reste le dégoût. C’est drôle et c’est tragique à la fois, non ?
« La tragédie, pour moi, commence quand je regarde, seul spectateur, la journée qui commence. Ce jour qui, du fait même qu’il commence, est déjà en train de finir. »
Mais c’est un jour qui dure toute une vie, c’est long !
« Ce qu’il faut c’est retrouver l’insouciance. Dans l’obéissance à ce maître qui serait le bourreau de soi-même, le “travail” retrouve son vieux sens de “torture”. Plus je lutte contre l’angoisse, plus je perds la possibilité de me distraire : elle m’interdit tous les plaisirs — les plus faciles d’abord, maintenant ceux qui n’ont d’attrait que leur aridité croissante : la télé, les romans, la poésie, la musique tombent, la philosophie, et pourquoi pas bientôt l’arithmétique tombent sous l’interdit du “Ce n’est pas ça que ta vie te demande, ce n’est pas ça qui est urgent”. On regarde autour de soi pour la trouver cette urgence qui vous presse ; on ne la voit nulle part. — Je ne sais pas ce qu’il peut y avoir d’urgent. Pas de vivre, pourtant ! Ni de fuir la mort qui approche. Du reste, ce sentiment d’urgence vous empêche de vivre. Je n’ai jamais connu le bonheur et la joie de créer — l’un n’allait pas sans l’autre — que dans l’insouciance… »
ROLAND DUBILLARD est retourné dans son tombeau laissant là son jeune admirateur dépité. Avant de laisser la dalle recouvrir son cercueil débordant de fleurs jetées par ses proches et ses admirateurs, il a eu ces mots étranges : "J’ai appris tout des autres, sauf la place que j’occupe... Faire l’oursin. Lutter contre les mots avec des mots… Rempart des injures. Tenir le temps qu’il faudra."
Depuis les années 1990, de jeunes metteurs en scène ont mis en lumière ce qui se trame derrière l’écriture de ROLAND DUBILLARD, légère et profonde comme la vie : une véritable quête philosophique.
LE THÉÂTRE DE ROLAND DUBILLARD n’est pas d’aujourd’hui, ni d’hier, il est d’ailleurs. Il prend le monde à l’envers et à revers, il retrousse la langue française pour mieux la détrousser, les dialogues de l’auteur sont toujours peu ou prou un tête-à-tête entre lui et son double jetés dans l’univers, ses pièces n’ont d’autre présent que celui de leur représentation à l’heure où les acteurs se saisissent de cette langue malaxée et redéployée par l’un de leurs pairs.
L’auteur qui déboula sur les petites scènes de la rive gauche parisienne des années 1950 et 60 (des scènes comme celle du Théâtre de Lutèce, aujourd’hui disparues) est inséparable de l’acteur qu’il fut d’abord sous le nom de Grégoire. Longtemps son théâtre resta attaché à son phrasé mi-rêveur, mi-songeur, au grésillement lent, nasal et traînant de ses syllabes. Il était difficile pour les gens qui l’avaient vu en scène de lire son théâtre ex abrupto, en le détachant de l’auteur-acteur, tant sa présence était prégnante.
De 1953, année de la création de Si Camille me voyait… au Théâtre Babylone dans une mise en scène de Jean-Marie Serreau, à 1976, lorsque son ami et complice Philippe de Chérisey met en scène Bain de vapeur au théâtre de l’Atelier, l’acteur ROLAND DUBILLARD aura été de toutes les créations de l’auteur.
Dans l’intervalle, Naïves hirondelles lui aura apporté la notoriété et le succès. Cette pièce est saluée à la fois par Ionesco (maître de l’absurde) et André Roussin (dont les pièces ont triomphé sur les scènes du théâtre de boulevard), double parrainage qui montre bien que la force du théâtre de DUBILLARD, c’est bien d’être insituable et comme égaré.
Le phénoménal succès des Diablogues, fruit au départ d’une collaboration avec Philippe de Chérisey pour la chaîne de radio France Inter avant le triomphe au Théâtre de la Michodière aux côtés de Claude Piéplu, et les mises en scène que Jacques Seiler fait de ces courts textes dialogués, vont quelque peu "boulevardiser" la perception de ces textes.
En 1983, Roger Planchon, à la tête du Théâtre National Populaire, met en scène "...Où boivent les vaches." sans l’acteur DUBILLARD. C’est l’amorce d’une reconnaissance de l’auteur en tant que tel. Cinq ans plus tard, ROLAND DUBILLARD est victime d’une hémiplégie qui met fin à sa carrière d’acteur et handicape grandement la suite de son œuvre. S’ensuit une certaine traversée du désert. Il ne peut plus jouer et on ne le joue plus. Ou si peu.
C’est alors que la force de son œuvre accomplit son travail. DUBILLARD va être lu par une nouvelle génération qui ne l’a pas vu et entendu sur une scène, ni comme acteur, ni comme auteur. La force de ses mots fait qu’on le redécouvre. Cette nouvelle génération reçoit cette œuvre comme neuve, sans que le temps lui ait le moins du monde ridé l’épiderme. Une langue de tous les instants. Inentamée, vive. En 1991, ÉRIC VIGNER met en scène La Maison d’os et fait resurgir cette pièce magnifique et hors normes qui n’a jamais été remontée depuis sa création en 1962. En 1993, Catherine Marnas met en scène un montage de textes des Diablogues. En 1998, Gallimard publie les 978 pages des Carnets intimes que DUBILLARD tient depuis 1947. Aussi inusable que le Journal de Kafka.
DUBILLARD est mort l’an passé, l’œuvre est close. Récits, carnets, nouvelles, "diablogues" et pièces déploient les facettes d’un écrivain rivé à la langue française comme à une bouée de sauvetage autant que naufragé volontaire. Une œuvre traversée par une voix, non plus celle de l’acteur mais celle de l’écrivain inclassable chez qui tout fait théâtre. Un écrivain qui, très jeune, en 1951, écrivait déjà : "Je suis sûr que ma mort me rappellera quelque chose."
1 Retrouvez l’intégralité des propos de Roland Dubillard dans CARNETS EN MARGE, Gallimard.
ROLAND DUBILLARD en 7 dates
1923 Naissance à Paris le 2 décembre.
1961 NAÏVES HIRONDELLES, sa première pièce, rencontre le succès.
1972 Son rôle dans le film QUELQUE PART QUELQU’UN de Yannick Bellon lui vaut le Grand Prix d’interprétation de l’Académie du cinéma "Etoiles de cristal".
1975 Publication des DIABLOGUES.
1991 Avec LA MAISON D’OS, sa première mise en scène, ÉRIC VIGNER initie la redécouverte de son œuvre.
1995 Reçoit le Grand Prix du théâtre de l’Académie Française ; neuf ans plus tard, le Théâtre du Rond-Point organise un Festival DUBILLARD.
2011 Meurt le 14 décembre dans sa maison de Vert-le-Grand.
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