Recherches Poïétiques · Sandrine Morsillo · BRANCUSI CONTRE ÉTATS-UNIS
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Recherches Poïétiques n°6 : Le surréalisme…
Mise en scène créée au festival d'Avignon en 1996 et reprise en janvier 97 au centre Georges Pompidou pour l'ouverture de l'Atelier BRANCUSI. L'objet du procès de BRANCUSI... En 1927, le photographe Edward STEICHEN qui a acheté la version en bronze de L'OISEAU DANS L'ESPACE de BRANCUSI, s'est vu refuser par la douane américaine l'exemption des droits d'importation prévue pour les œuvres d'art. L'oiseau de BRANCUSI "fut taxé à 40 % de sa valeur sous l'article 399 qui vise les articles ou marchandises non spécialement prévus (...) composés en valeur totale ou principale de fer, acier, plomb, cuivre, laiton, nickel, étain (...) ni coloré à l'émail clore, manufacturés en tout ou en partie". STEICHEN fit appel et l'affaire fut portée devant le tribunal des douanes des États-Unis en 1928.
SANDRINE MORSILLO - Les textes que vous avez mis en scène jusqu'à présent (LA MAISON D'OS de DUBILLARD, LA PLUIE D’ÉTÉ de DURAS, L'ILLUSION COMIQUE de CORNEILLE, LE RÉGIMENT DE SAMBRE ET MEUSE (fragments de textes), BAJAZET de RACINE, s'ils ne sont pas tous destinés au théâtre, sont des textes d'auteurs. Comment s'inscrit dans ce parcours le texte du Procès de BRANCUSI?
Éric Vigner - C'est un parcours : partir d'une usine désaffectée à Issy-les-Moulinaux fin 1990 - début 91 et franchir l'Odéon, la Comédie-Française, le Théâtre de la Commune, faire une traversée disons "institutionnelle" et puis se poser encore la question, de ce qu'est le théâtre : le théâtre est-il seulement du "spectacle" ? Est-ce qu'on donne à consommer des recettes, un savoir-faire, un "style" acquis au fil des mises en scène ou est-ce qu'on se repose à chaque fois la question de l'action théâtrale ? La mise en scène du procès de BRANCUSI est une réponse à la proposition du Festival d'Avignon (1996) pour son cinquantième anniversaire. Je crois beaucoup aux moments emblématiques. Je ne voulais pas faire un spectacle. J'ai cherché à être plus radical que d'habitude. Je me suis dit que ce serait bien de poser directement la question de l'art. J'ai découvert le procès de BRANCUSI par hasard (suite à la rétrospective de BRANCUSI au Centre Pompidou), au moment du BAJAZET de RACINE à la Comédie-Française. Le Monde avait alors titré : "De la mauvaise influence d'Éric Vigner sur Jean RACINE". Le journaliste n'avait perçu que l'aspect esthétique de la proposition. Cela m'a donné envie de réagir. Et la meilleure façon de réagir pour un artiste n'est-ce pas de créer ?
S. M . - Comment avez-vous transformé ces mots, cette langue juridique en langue théâtrale ?
É. V . - Ce qui me gêne toujours, c'est de ne pas travailler à partir de la langue d'origine. La traduction est une interprétation. Comme la loi s'ingénie à être au plus près du sens des mots, j'ai retravaillé à partir de l'américain une adaptation la plus proche possible de la langue du procès. Par exemple, le mot "oiseau" n'a pas le même sens pour l'accusation et pour la défense. Pour l'une, c'est un volatile et pour l'autre, c'est l'essence même du vol. L'intérêt ici, c'est de partir du "degré zéro" du théâtre. Partir du mot (syllabes, voyelles, consonnes) et voir comment cette matière textuelle, cette écriture, se transforme et devient sentiment. Comment la parole qui est un lien pour communiquer devient un lien affectif, comment elle devient chant. À certains moments, cette parole ne communique pas. Dans le procès de BRANCUSI, les acteurs disent les mêmes choses, mais ils ne le disent pas avec le même son, avec le même sentiment. Le sens ne suffit pas. Lorsqu'ils témoignent, ils témoignent d'autre chose. Une ligne mélodique se dégage alors, c'est du son pur et ce son va produire un sentiment de force. Ce qui m'intéresse dans le théâtre, ce n'est pas le sens, surtout pas le sens. C'est le langage ou l'écriture comme matière poétique, c'est le mot "ouvert"... Il ne s'agit donc pas de travailler avec le sens mais de travailler avec le son, de travailler au son... Trouver à quel moment le son fait sens. Le mot c'est le médium, l'émission de vibrations, c'est le mot dans sa matérialité..., le son comme prolongement du corps, comme émetteur du sentiment. Je ne dirige pas à l'œil curieusement, je dirige à l'oreille. Une fois que la mise en scène se dessine, les images se forment en fonction du son. J'écoute et je sais si cela est "juste", si l'énergie est là.
S. M. - Le procès dans son rapport à la langue est une matière exceptionnelle. Il ne faut pas s'arrêter au sens. Ce qui m'a passionnée, c'est la rhétorique de la loi. L'expression "Objection pour immatérialité" est répétée plusieurs fois, c'est une formule traduite de l'américain qui n'existe pas en français. Une formule pour dire : il n'y a pas de preuve matérielle de l'existence, cela n'existe pas parce que cela ne se voit pas.
É. V. - Évidemment, pendant tout le procès, on ne peut s'empêcher de penser que tout ce qui se joue devant nous pourrait être l'objet d'un même procès : ceci n'est pas du théâtre...
J'aimerais beaucoup faire une mise en scène, où il n'y ait pas de texte... J'aurais très envie aussi de mettre en scène les premières pages du Ravissement de Lol V. Stein de Duras, c'est-à-dire le vertige de la passion. Tout d'un coup on ressent quelque chose de l'ordre de l'abîme... Cela échappe au sens. Je cherche quelque chose qui touche à l'indicible. J'ai beaucoup aimé ce petit recueil de poèmes de Peter Handke qui s'appelle Le non-sens et le bonheur. Il note tous les moments où l'on échappe au sens. Il marche dans la rue puis il dit : "Soudain entre deux pas le sens s'est perdu." C'est un moment où il y a suspension, sentiment d'être en accord avec l'univers, sentiment très fort d'existence. Ce que j'aime au théâtre, c'est lorsque les acteurs trouvent cet endroit-là. Je rejette toute interprétation qui empêcherait d'éprouver cela pour le spectateur, ce qui serait "sur-sens". Je cherche l'essence du texte. Comme Pirandello, plaçant le mot de Verdi dans la bouche du magicien des Géants de la montagne, ce serait : "inventer la vérité", la quête de l'instant vrai entre spectateurs et acteurs, un moment où l'on sentirait le spectateur en accord avec le théâtre.
S. M. - Le procès de L'OISEAU DANS L'ESPACE, c'est bien sûr d'abord ce qui est mis en cause : l'oiseau comme sculpture, mais aussi l'oiseau en train de se constituer. D'ailleurs, au fil du procès joué, il y a une montée de la représentation de l'oiseau. Comment se noue cette opération dans l'élaboration de la mise en scène ?
É. V. - D'abord il n'y a rien. Les spectateurs arrivent dans l'espace scénique. Et puis, c'est l'entrée des acteurs qui ne sont pas encore des personnages. Au fur et à mesure, il y a une mise en scène du processus. Les acteurs se donnent les règles du jeu, une sorte de pré-texte... C'est l'énumération des lois ; on commence par la "fable du procès"... La "théâtralité" commence avec l'arrivée du premier témoin. L'idée de départ mettait en situation une troupe d'acteurs qui allaient réfléchir sur leur art. Comme je ne crois pas à la notion de personnage, on a fait beaucoup d'exercices où chaque comédien serait susceptible de prendre le rôle de l'autre ; ils interprètent, tour à tour, les rôles de témoins, d'avocats et de juges. D'ailleurs, ils sont vêtus de façon identique (redingotes "queue de pie" grises, pieds nus). Avec l'arrivée de STEICHEN commencent les questions... On lui en pose beaucoup sur la fabrication de l'objet. C'est de la description. Avec la description de l'objet, on entre dans l'élaboration d'une chose qu'on ne voit pas. Au fur et à mesure que se constitue l'acteur, s'élabore l'objet du procès, c'est-à-dire l'oiseau. Le choix de l'acteur Vincent Ozanon pour interpréter STEICHEN est important. C'est lui qui construit L'oiseau, c'est le premier à exprimer ce sentiment du vol, ce pourquoi il a acheté l'œuvre. Il essaie de donner à sentir ce qu'est le sentiment du vol. Il y a les mots et par ce moyen, il doit donner en plus ce sentiment. STEICHEN est donc un humain qui vient raconter à d'autres humains le sentiment du vol. BRANCUSI dit : "C'est de la joie pure que je vous donne." Autant STEICHEN est un homme qui a vu les oiseaux, qui a senti l'essence du vol, autant le personnage d'Epstein (chef de file de la sculpture contemporaine) est physiquement "oiseau". C'est un oiseau qui arrive dans un endroit, c'est un oiseau qui parle. On est dans la comédie. C'est une sculpture qui parle.
S. M. - Si le procès de BRANCUSI n'est qu'un prétexte pour parler de théâtre, il y a cependant des indices visuels qui pourraient renvoyer à BRANCUSI. Comment en tant que plasticien de formation, collaborez-vous avec Claude Chestier le scénographe pour lier mise en scène et scénographie, pour transposer l'idée en une forme matérielle qui fonctionne ?
É. V. - Le visuel, ce n'est pas moi ; je me suis occupé d'un visuel "sonore" et du corps des acteurs. Avec Claude Chestier, on discute beaucoup. Sa proposition scénographique est un objet qui se développe de façon autonome. Je pars de ses propositions et il s'établit une sorte de complémentarité. Pour Avignon, on se heurtait à une contrainte : la salle du Conclave du Palais des Papes. Un lieu bifrontal dépourvu de "scène". Les gradins étaient dotés de hauts fauteuils bleus. Pour la tournée, on a gardé cette idée de rapprocher les acteurs des spectateurs. Chaque spectateur devient ainsi un oiseau potentiel... comme une colonie d'oiseaux posée là pour un temps. Claude Chestier a travaillé avec des formes simples et des matériaux tels que le bois et le verre. La caisse, qui est le seul élément du décor, est aussi un socle. C'est une espèce de caisse pour transporter les œuvres d'art. L'idée, bien sûr, c'est qu'à l'intérieur de la caisse se trouve une reproduction de l'œuvre dont on parle tant. À un moment, la caisse s'ouvre. J'ai d'ailleurs beaucoup travaillé sur le temps d'ouverture de la boîte. Or à l'intérieur de cette caisse, il n'y a rien. Elle se découpe en deux trapèzes formant des escaliers, sortes de socles en zigzags. Cette caisse ainsi divisée trace un territoire. Les deux parties de la caisse glissent et sont placées de chaque côté de l'espace scénique. C'est comme l'oiseau qui se déploie : un socle ouvert de part et d'autre de l'espace, ou des socles qui rappellent l'œuvre absente. Cette caisse s'est trouvé posée et ouverte en différents lieux : Strassbourg, Avignon, Paris, Quimper.
S. M. - Chez BRANCUSI le socle est non seulement support mais fait aussi partie de la sculpture. La scène ici, support des comédiens, est utilisée sur tous les plans, non séparée de l'espace des spectateurs puisque les gradins font partie du dispositif scénique...
É. V. - C'est vrai qu'il y a une correspondance très forte entre les socles de BRANCUSI et les gradins. Les gradins sont des marches (marches d'une certaine hauteur en bois), il n'y a pas de dossier, pas d'accoudoir ; cela oblige à être dans une position complètement fœtale et certains spectateurs s'y abandonnent. En même temps, ces gradins font partie de la scène, comme le socle est chez BRANCUSI, une partie de l'œuvre.
S. M. - Si l'espace théâtral peut être la figuration d'espaces imaginaires, ici, il est d'abord la figuration d'une réalité, le lieu d'un procès : la cour des douanes. Les spectateurs intégrés à l'espace sont alors les jurés. Y a-t-il retour à la réalité du procès ou mise en cause de la théâtralité comme espace de jeu ?
É. V. - Mon but était de mettre les spectateurs physiquement dans une action, qu'ils soient dans quelque chose. Ce qui se passe derrière eux s'avère aussi important que ce qui se passe devant. C'est se trouver quelque part dans quelque chose et profiter des choses ; phénomène naturel du processus de représentation. Au fur et à mesure, la lumière devient de moins en moins théâtrale. Les acteurs se déshabillent, enlèvent leurs costumes "queue de pie", on oublie les maquillages et les coiffures d'oiseau. Et L'oiseau,objet du procès, est présent. Il s'est construit par témoignages, par "objections", chaque spectateur a imaginé sa propre histoire et sa propre œuvre.
S. M. - La voix de l'hôtesse de l'air, les bruits d'avions, les ventilateurs, tout cela bien sûr évoque l'envol, le vol... Mais, il y a décalage ; serait-ce le retour de la métaphore ou le glissement vers la fiction ?
É. V. - Tout le travail se concentre sur l'acteur, sur la langue ; puis j'ai ajouté des signes, comme des signes extérieurs. Évidemment, si on ne s'intéresse qu'à ces signes extérieurs, on reste dans l'anecdote (l'avion, l'aéroport), mais, si l'on accepte d'aller plus loin, c'est aussi effectivement l'idée des oiseaux. Il faut comprendre que ce n'est pas un procès réaliste. Je ne veux surtout pas que le spectateur soit placé en position de juré. C'est la question du théâtre qui m'intéresse, l'"immatérialité du théâtre", à quel moment le mot est investi d'une certaine charge de sentiment, de force, d'énergie, de sens et de son. Comment cette immatérialité du mot devient matérielle et produit de la mémoire, de la pensée et pas seulement l'histoire du sculpteur BRANCUSI... Duchamp est d'ailleurs le véritable metteur en scène de ce procès. Il fait admettre en 1928 qu'on peut représenter des idées abstraites ; or le théâtre n'est-il pas le champ absolu de la représentation des idées abstraites ? Ici, la question du théâtre est d'emblée posée. Est-ce que le théâtre doit imiter la réalité ? Un spectateur a hurlé lors de la première à Avignon: "Ce n'est pas du théâtre, on se croirait dans un aéroport !". Il a donc très bien réagi à la proposition artistique.
SANDRINE MORSILLO · Juin 1997
1. Les minutes du procès de BRANCUSI contre États-Unis ont été publiées pour la première fois par Adam Biro, en 1995, sous le titre BRANCUSI contre États-Unis, un procès historique, 1928 et traduites par Jocelyne de Pass. Éric Vigner est directeur du Centre dramatique de Bretagne à Lorient. Il est plasticien de formation et a fait ses études théâtrales à l'école de la rue Blanche et au Conservatoire National Supérieur de Paris. ll a signé sa première mise en scène (La maison d'Os) en 1991 dans une usine désaffectée à lssy-les-Moulineaux
2. Cité par Thierry de Duve, "Réponse à côté de la question" qu'est- ce que la sculpture moderne ?" in Qu'est-ce que la sculpture moderne ? Paris, Centre Pompidou, 1986, p. 278.
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