Interview · ÉRIC VIGNER
Entretien réalisé par Danielle Mesguich · 14 octobre 2006 à Lorient
Éric Vigner, quelles sont les circonstances de votre rencontre avec RÉMI DE VOS et les raisons pour lesquelles vous avez choisi de mettre en scène précisément cette pièce Jusqu'à ce que la mort nous sépare?
Éric Vigner : Je connais l'écriture de RÉMI DE VOS depuis plus d'une dizaine d'années. J'ai reçu par la poste, il y a onze ans, quand j'allais prendre la direction du Centre Dramatique de Lorient, Débrayage, son premier texte, qui parlait du monde du travail. J'ai beaucoup aimé cette écriture. Elle me semblait dépasser le constat nihiliste de la deuxième partie du vingtième siècle, elle parlait de choses dures, d'un monde contemporain abîmé, de relations entre les patrons et les employés difficiles, mais traitées, comme toujours dans son écriture, avec beaucoup d'humour. Le rire dans son théâtre est un exutoire à la difficulté ou à la folie, et c'est pour moi un auteur qui rejoint les très grands auteurs comiques, l'équivalent d'une sorte de Feydeau contemporain.
J'ai donc lu ce manuscrit, je l'ai aimé et j'ai proposé à RÉMI DE VOS qu'il mette en scène sa pièce lors de la première saison du CDDB- Théâtre de Lorient, ce qu'il a fait. Mon intérêt pour son écriture a perduré et l'année suivante il a écrit Pleine Lune et il en a fait la lecture avec des acteurs assez connus, Denis Podalydès, Michel Vuillermoz, Isabelle Candelier, ici au CDDB Théâtre de Lorient. Le fait d'être monté dans un Centre Dramatique National lui a donné un coup de main. Que le jeune directeur de celui-ci dise "C'est une écriture contemporaine intéressante", lui a permis entre autre d'être édité.
Ensuite notre compagnonnage a perduré puisqu'il y a deux ans j'ai produit une autre pièce de RÉMI DE VOS, Ma petite jeune fille. Je m'étais dit que maintenant j'allais travailler pour les auteurs contemporains français qui m'intéressaient. Je trouvais qu'il ne fallait pas perdre trop de temps.
Ce sont des gens qui vivent actuellement, et qui ont des choses à dire. Alors je me suis décidé à monter Pleine Lune, pièce assez énigmatique et difficile à mettre en scène. Je l'ai proposée à Micha Lescot, un acteur avec qui j'avais travaillé dans « ...Où boivent les vaches ? » de Roland Dubillard. Il m'a signalé qu'avec Pleine lune était éditée une autre pièce que je ne connaissais pas, Jusqu'à ce que la mort nous sépare. J'ai trouvé que c'était une pièce absolument formidable, concise, très précise sur les rapports entre une mère et un fils, autour de la question de la mort. J'ai donc décidé de la mettre en scène. Micha allait jouer le rôle du fils. Pour le rôle de la mère, j'ai tout de suite pensé à Catherine Jacob, d'une part parce qu'il fallait une actrice suffisamment populaire pour amener un certain public à découvrir cette écriture contemporaine - l'écriture contemporaine quelquefois fait peur - et d'autre part parce que c'est une actrice assez exceptionnelle, avec une très grande palette. Il me fallait quelqu'un qui ait cette capacité à jouer ce théâtre à la fois complètement vécu et distancié, du théâtre de boulevard dans la grande tradition au sens noble du terme. Dans la lignée de Jacqueline Maillan. Pour le troisième rôle, celui de la fiancée, Micha a pensé à Claude Perron que je connaissais par ailleurs depuis très longtemps. Voilà. Le trio était absolument parfait pour cette pièce. On avait la pièce, on avait les trois acteurs, il n'y avait plus qu'à la monter.
Vous signez la scénographie. Comment vous êtes-vous situé par rapport à la didascalie initiale concernant le décor proposé par l'auteur ? Vous avez eu une vision tout à fait différente, est-ce parce que vous avez une formation de plasticien ? Est-ce un atout pour vous, metteur en scène ?
E.V. : C'est plus que cela, je pense que c'est même à l'origine. C'est à dire qu'avant de faire le Conservatoire de Paris, j'ai fait des études d'arts plastiques et finalement le désir de mettre en scène est né d'abord d'un rapport à l'espace. Ensuite, à la rue Blanche et au Conservatoire d'art dramatique, j'ai appris à lire les textes. Mais ça a été d'abord la compréhension de l'espace et ensuite la lecture des textes, donc la démarche inverse de bien des metteurs en scène.
Dans les didascalies, RÉMI DE VOS parle d'un intérieur assez modeste. Je ne le voyais pas en lisant la pièce, je pensais qu'il ne fallait pas la confiner dans un intérieur trop naturaliste ou réaliste qui l'aurait réduite à une pièce peut- être anecdotique ou à des brèves de comptoir ou à un savoir-faire de dialoguiste. Je l'ai dit d'ailleurs à RÉMI DE VOS. Je voulais monter la pièce en grand, qu'on comprenne physiquement sa dimension tragique. Pour moi, le fils qui avait réussi à faire un pas à l'extérieur de la maison à un moment donné de sa vie, au début de l'âge adulte, revenait, à l'occasion de l'incinération de sa grand-mère, dans la maison de sa mère - qui me semblait aussi être la maison de la grand-mère - c'est à dire, il revenait à l'origine, à la matrice. C'est de ce point de vue-là que je lisais la pièce. Il était repris par ce passé, par les femmes. On ne savait plus très bien où était son désir à lui, était-ce celui de sa mère, celui de sa grand-mère, ou de sa fiancée ? Il n'y avait pas d'issue. Il y avait une résolution de l'histoire mais sans issue.
L'esthétique est celle du théâtre de boulevard, très frontale, et celle des années soixante-dix quatre-vingt, inspirée par l'architecture américaine, avec par exemple des moquettes oranges, des lignes droites, des grandes baies vitrées, des stores à lamelles, des faux murs en pierre. On ne peut pas s'appuyer sur ce décor, il fuit à jardin et à cour, il n'a pas de murs, ce n'est pas la représentation d'un espace réaliste, c'est une idée. C'était aussi chercher une nouvelle forme par rapport à cette écriture qui me parait aussi être nouvelle. C'est un espace qui a été affecté ou qui est désaffecté. On ne sait pas si c'est avant ou après la représentation. On ne sait pas si cela a existé ou non. C'est à dire, l'histoire qu'on raconte dedans, le travail des lumières de Joël Hourbeigt, le travail du son de Othello Vilgard, le travail de la mise en scène, font que tout à coup il se passe quelque chose mais peut-être que ça n'a jamais existé. Ce sont des tentatives de théâtre poussées à bout et qui se résolvent dans un néant, et puis ça recommence comme ça jusqu'à la fin.
Puisque vous parlez de votre équipe artistique, comment avez-vous travaillé avec Joël Hourbeigt aux lumières et Othello Vilgard au son ?
E.V. : J'ai voulu depuis très longtemps travailler avec Joël Hourbeigt. C'est un des meilleurs éclairagistes français, il a une sensibilité très forte, il produit une lumière palpable, sensorielle, sensuelle. C'est une rencontre qui a fini par se faire en 2004, pour Le Bourgeois gentilhomme que j'ai monté à Séoul avec le Théâtre national de Corée. Il a complètement accompagné la mise en scène. Il a vu un filage et il a fait les lumières. On ne parle pas ensemble. Il voit la mise en scène, après il travaille ; il y a une compréhension très intime. Je pense qu'on va continuer. Je suis très content.
Le processus de création est très clair : chaque artiste qui collabore à la construction de cette pièce ajoute quelque chose.
Comment avez-vous travaillé avec les acteurs ?
E.V. : Les acteurs savaient le texte quand ils sont arrivés en répétition. Nous avons travaillé une semaine et demie à la table. Nous avons décortiqué le texte : c'est un travail de lecture sans interprétation pour voir où cela nous amenait. Nous avons déterminé un certain nombre de séquences à développer dans l'espace quand nous y serions. Nous y sommes arrivés assez vite puisqu'il n'y avait que cinq semaines de répétition. Les trois semaines de répétition qui restaient se sont passées dans le décor. Les dix derniers jours sont arrivés les autres éléments de la mise en scène : les costumes, la lumière, le son, et tout ça s'est mis ensemble.
Pour terminer, je souhaiterais vous poser une question d'ordre général. Vous avez été nommé très jeune, à 35 ans, en 1995, directeur du Centre Dramatique de Bretagne - Théâtre de Lorient, Centre Dramatique national, vous en êtes toujours le directeur. En dehors de votre activité évidente de metteur en scène et de scénographe, comment comprenez-vous ce rôle ?
E.V. : Un directeur de Centre Dramatique national est quelqu'un qui prend position par rapport à l'éducation du public, qui croit que le théâtre issu de la littérature et de l'écriture, comme art, est absolument nécessaire à la culture et à l'épanouissement d'une société. Qui s'engage civiquement, qui prend la responsabilité de participer à la vie de la Nation. On doit le dire et c'est la vérité, parce qu'il n'est pas forcément très facile d'être directeur d'une entreprise comme un Centre Dramatique National, et d'avoir affaire à la politique locale, départementale, régionale, nationale, de s'y inscrire et en même temps de faire son travail d'artiste. Ce sont des choses qui ne vont pas ensemble normalement.
J'ai toujours pensé que si j'avais réussi à faire du théâtre, c'est parce que le service public existait. Je viens d'une famille de petits commerçants en Bretagne. S'il n'y avait pas eu le service public, je n'aurais pas pu faire le conservatoire régional, ni passer le concours de la rue Blanche, ni entrer au CNSAD (Conservatoire national supérieur d'art dramatique) de Paris, donc je n'aurais pas pu non plus rencontrer les metteurs en scène et les directeurs de théâtre qui m'ont fait confiance quand j'ai fait de la mise en scène, etc. J'y crois donc profondément. Quand je suis arrivé à Lorient, c'était assez désert, il n'y avait presque rien, un centre dramatique régional depuis dix ans seulement, et on me proposait un centre dramatique national. Je me suis dit que ma mission était de découvrir, de produire et d'accompagner les artistes qui allaient devenir les artistes importants dans l'art dramatique à la fin du vingtième siècle et le début du vingt et unième siècle. C'était ça ma mission, et je pouvais le faire, parce que Lorient est une ville de soixante mille habitants, loin de Paris, que je pouvais prendre plus de risques qu'ailleurs et que le territoire était assez vierge. J'ai réussi à convaincre pas mal de gens de valider l'existence d'un CDN en France, plus particulièrement en Bretagne, qui s'occupe de la jeune création. En priorité. Donc ici on a monté principalement des premiers textes et on a donné l'opportunité à de jeunes metteurs en scène de s'exprimer pour la première fois. Et c'est ce qui a fait vivre ce théâtre. Jusqu'à ce que la mort nous sépare, la pièce de RÉMI DE VOS, jeune auteur contemporain, a été vue par 4 500 spectateurs Lorientais (dans une ville de 60 000 habitants).
Je crois profondément depuis l'enfance et l'adolescence que le théâtre est un art nécessaire et fondamental à l'éveil et à la culture et je continue donc à travailler dans ce sens.