L'Avant-Scène Théâtre
15 au 31 DECEMBRE 1993 · Chantal Boiron
La Pluie d'été de Marguerite Duras
Dès les premières images, dès les premiers mots, la règle du jeu est fixée. C'est un livre qu'on ouvre pour nous. Un livre, qu'on nous donne à découvrir. Les comédiens tournent les premières pages. Lisent le titre, le nom de l'auteur : La Pluie d'été de Marguerite Duras. Longtemps, ils garderont le livre à la main. Pour Éric Vigner, c'est un acte à la fois poétique et politique. Il s'agit de mettre sur scène, la parole. De faire des acteurs, des messagers. C'est aussi se montrer fidèle au récit de Marguerite Duras. Celui-ci ne commence-t-il pas avec la découverte par Ernesto, (fils aîné d'une famille d'émigrés de Vitry-sur-Seine) d'un livre à moitié brûlé ? Un livre qui raconte l'histoire du fils de David, roi de Jérusalem et dont la lecture décide Ernesto (on ne sait s'il a 12 ou 20 ans) à se rendre enfin à l'école.
À l'origine du projet, il y eut une proposition faite à Éric Vigner par Jean-Pierre Miguel et Marcel Bozonnet d'animer un atelier au Conservatoire d'Art Dramatique de Paris avec un groupe de cinq comédiens de la promotion 93 : des élèves de Philippe Adrien (Hélène Babu, Anne Coesens, Thierry Collet, Philippe Métro), de Stuart Seide (Marilu Bisciglia), de Daniel Mesguich (Jean-Baptiste Sastre). Seule contrainte : choisir un texte contemporain. Éric Vigner songea à La Pluie d'Été, le livre que Marguerite Duras avait tiré de son film, Les Enfants (1985).
Présenté au Conservatoire en mars, le spectacle, co-produit avec le Quartz, le Théâtre de La Commune et le Théâtre de Caen, fut créé, dans les vraies conditions de représentation à Brest, dans une salle des fêtes, un ancien cinéma de quartier, le Stella. Comme toujours avec Éric Vigner, qui co-signe la scénographie avec Claude Chestier, et qui revendique très fort le droit à l'essai, le spectacle se modifie, se "recrée" en fonction des lieux. Mais, chaque fois, c'est le même respect, inventif, subtil, envers le texte de Duras qui, entre scénario et roman, avec de longs passages dialogués, se prête aisément à la transposition théâtrale.
La scène constitue le territoire de la famille : le père, originaire d'Italie ; la mère, du Caucase ; les enfants, Jeanne, Ernesto, leurs "brothers et sisters". Le sol est jonché de pommes de terre : la mère passe ses journées à en éplucher. Dans la salle, hors champ, deux personnages extérieurs à la famille : l'instituteur et la journaliste du Fi-Fi littéraire. Comme dans le livre, chacun chantonne sa chanson : La mère, La Neva. Jeanne, À la claire fontaine. L'instituteur, Allô maman bobo...
Éric Vigner a su restituer toute la poésie, tout l'humour de Duras. C'est de l'absurde que naÎt la tragédie. À l'école, Ernesto ne reste que dix jours. Le temps de comprendre que Dieu n'existe pas et que "le monde est loupé". Dès lors, les paroles de l'Ecclésiaste résonnent étrangement en lui : "Tout est Vanité. Vanité des vanités. Et, poursuite du vent". La solution, pour Ernesto, ne réside pas dans la connaissance. Mais, dans l'amour. Face à un monde sans espoir, il choisit de disparaÎtre avec Jeanne. Il ne reste plus à Éric Vigner qu'à brûler le théâtre, comme fut brûlé le livre trouvé par Ernesto...